C’est l’histoire d’un dossier technique devenu l’un des plus gros boulets politiques encore accroché au pied des députés européens, à quelques semaines des élections du 26 mai.
Souvenez-vous du débat sur les travailleurs détachés, et de la nouvelle directive décrochée dans la douleur et sur laquelle Emmanuel Macron avait fait l’un de ses premiers galops d’essai européens. Rappelez-vous l’une des conditions derrière cette victoire : l’exclusion provisoire des conducteurs routiers de ce texte.
Cette directive date du 28 juin 2018 et doit être transposée au plus tard le 20 juillet 2020.
Il s’agit d’une directive sur le détachement des routiers associée à un règlement sur les temps de repos et deux autres règlements sur l’accès aux marchés du transport international et national.
Pour en savoir plus sur la position du Parlement, lire notre article
L’Union européenne négocie donc une autre réforme pour s’occuper du détachement des routiers, et plus largement de leurs conditions sociales. Le 4 avril, les députés ont fini par adopter leur position, après presque deux ans de discussions. Beaucoup de députés des pays d’Europe centrale, de l’Est et périphériques étaient contre ces compromis, jugés trop protectionnistes. Les Verts/ALE ne les ont pas votés non plus, mais pour le motif inverse : ils les estimaient trop libéraux. Les négociations avec le Conseil de l’UE devraient avoir lieu lors de la prochaine législature.
La majorité était mince, le 4 avril, pour adopter le rapport sur le détachement des routiers.
Depuis que la Commission européenne a proposé cette réforme, le 31 mai 2017, le rapport de force est clair : les États européens qui souhaitent tirer profit du marché unique pour développer leur économie s’opposent à ceux qui défendent une harmonisation sociale par le haut pour protéger leur marché national.
Les dix mois précédant le vote du 4 avril ont été le théâtre de stratagèmes et de rebondissements multiples. Les pourfendeurs des textes ont tout essayé pour les renvoyer aux calendes grecques. Cette séquence révèle à quel point les divisions intestines entre les États de l’UE pulvérisent la logique de parti au sein du Parlement, qui s’en est retrouvé paralysé.
Technique no 1 : s’opposer en plénière
Retournons dix mois en arrière, le 4 juin 2018. Les trois textes de la réforme (détachement, temps de repos, cabotage) sont votés en commission des Transports. Les moins libéraux, parmi lesquels le S&D et les Verts, sont furieux de la teneur des textes adoptés. Ils affaiblissent les droits sociaux des chauffeurs, dénoncent certains d’entre eux.
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La présidence bulgare de l’UE a salué ces compromis, les jugeant favorables au secteur. Pour beaucoup, la consigne ferme de vote du chef du PPE, Manfred Weber, en faveur des mandats a pesé dans leur adoption.
La solution la plus évidente pour eux : trouver une majorité en plénière pour faire tomber les trois rapports. Ce qu’ils réussirent en deux temps, avec le soutien de la commission Emploi, y compris des députés PPE. Ils ont d’abord rejeté les mandats permettant de lancer les négociations avec le Conseil de l’UE, lors de la plénière du 14 juin. Les textes adoptés en commission sont ensuite rejetés en plénière le 4 juillet.
Les partisans d’une Europe plus sociale ont bénéficié d’un hémicycle moins libéral que la commission des Transports.
Technique no 2 : s’opposer en commission
Retour à la case commission. L’été passe. Les députés se remettent à l’ouvrage, sous la pression de la commissaire aux Transports, Violeta Bulc, qui se déplace plusieurs fois à Strasbourg à l’automne pour rencontrer des députés en tête à tête.
Mi-novembre, le ton monte dans les réunions de rapporteurs. Merja Kyllönen (GUE, Finlande) et Wim van de Camp (PPE, Pays-Bas) proposent de nouveaux compromis. Inacceptables pour le troisième rapporteur, Ismail Ertug (S&D, Allemagne).
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Un compromis rejeté par la Pologne, la Hongrie, la Lituanie, la Bulgarie ou encore Malte. La Roumanie, qui allait prendre la présidence du Conseil de l’UE en janvier 2019, s’est abstenue.
Le dialogue de sourds s’interrompt le 3 décembre, quand les États parviennent à accorder leurs violons sur cette réforme, acculant les députés à en faire de même.
Ces derniers décident dans la foulée de fixer au 10 janvier un nouveau vote des rapports en commission. Entre-temps, ils proposent des compromis se rapprochant le plus possible de l'accord des États.
Le 10 janvier, séance de commission survoltée. Cette fois, les députés d’Europe centrale et de l’Est s’opposent au compromis. Résultat : le rapport Kyllönen sur le détachement est rejeté à deux voix près, entraînant le rejet du rapport Van de Camp sur le temps de repos. Seul le rapport Ertug sur le cabotage est adopté.
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Technique no 3 : faire remonter le dossier au sommet
S'ouvre ensuite une séquence procédurière éreintante pour tous les acteurs du dossier, et qui va éclipser totalement le fond du sujet. Jusqu’au 4 avril, une bataille pour ou contre la remise au vote en plénière va se dérouler.
Elle commence dans le cadre classique de la réunion des coordinateurs de groupe de la commission des Transports. Comme le veut le règlement du Parlement, c’est à ces derniers de demander au président du Parlement de soumettre un texte au vote.
La réunion des coordinateurs du 21 janvier est un fiasco. Les membres en sortent à cran, après deux heures à huis clos. Les positions exprimées représentent une égalité parfaite de députés pour et contre, 24 contre 24 (la droite – CRE et PPE – est contre, ainsi que les Verts). La présidente de la commission Transports, Karima Delli (Verts), ne peut donc trancher.
Au lendemain de cette réunion mouvementée, elle annonce qu’elle s’en remet aux présidents des groupes politiques. Lesquels se réunissent la semaine précédant chaque plénière pour valider l’ordre du jour.
Mais un rebondissement vient modifier ses plans. Les députés PPE de la commission, divisés, revotent sur la mise au vote du paquet en plénière : 14 pour, 11 contre. Face à ce résultat, le 29 janvier, Karima Delli demande au président du Parlement, Antonio Tajani, l'inscription des textes à l'agenda de la plénière.
Cette décision aurait pu marquer la fin de cet imbroglio.
Technique no 4 : dynamiter la logique de parti et paralyser le premier groupe du Parlement
Mais non. Ce revirement du PPE en faveur du vote est contesté publiquement par certains de ses membres, comme Elzbieta Lukacijewska (Pologne) et Marian-Jean Marinescu (Roumanie). Ils désavouent ainsi leur coordinateur, Wim van de Camp, et court-circuitent le processus classique (consultation au sein du groupe, prise de position et transmission de cette dernière par le coordinateur).
Ces frondeurs s’allient à quelque 90 eurodéputés opposés aux textes pour demander à Antonio Tajani de clarifier la procédure, dans une lettre que Contexte a publié. Comme seul le rapport sur le cabotage a été adopté en commission, est-il bien conforme au règlement du Parlement de soumettre les trois textes au vote en plénière ? Les présidents de groupe doivent trancher le 7 février en réunion, mais ils ne le font pas.
La conférence de presse des députés pour le report du paquet routier au prochain Parlement montre que le dossier dépasse la logique de parti. Y figurent des députés de droite (CRE et PPE) mais aussi des socialistes (S&D), d'Europe centrale ou de l'Est.
Le bras de fer continue. Le 28 février, les coordinateurs S&D, ADLE et GUE envoient un courriel commun à Antonio Tajani pour demander la mise au vote lors de la session du 11 au 14 mars. Wim van de Camp n’a pas signé ce courrier. "Il n’y a pas de position du PPE. On est trop divisés. Le PPE peut prôner le vote si on sait que l’on a une majorité large possible en plénière", explique son bureau.
La position du chef du PPE au Parlement, l’Allemand Manfred Weber, est décisive, le PPE étant le premier groupe de l’hémicycle. Mais il va se mettre en retrait sur ce dossier.
Le 7 mars, pour la seconde fois, c’est Marian-Jean Marinescu et non Weber qui représente le PPE en réunion des présidents. Weber n’a pas non plus souhaité discuter de ce dossier avec son homologue S&D, Udo Bullmann. Il s’était pourtant impliqué en juin 2018 en demandant à son groupe de soutenir le rapport sur le détachement des routiers, donnant alors des gages à l’Est.
Technique no 5 : se servir de l’échéance électorale
Mais Manfred Weber doit déjà faire face à d’âpres divisions au sein de son parti, notamment sur l’exclusion ou pas du dirigeant hongrois Viktor Orbán. Et il est en campagne. Avec l’arrivée des élections, chacun se positionne à l’envi en parangon de l’Europe sociale ou du marché unique européen.
Le scrutin est utilisé comme argument par les deux camps :
"Un vote est trop risqué. Il faut éviter un nouvel échec sur ce dossier avant les élections", explique-t-on dans le groupe PPE. Le conservateur letton Roberts Zile explique à Contexte :
"De quoi va-t-on avoir l’air si on passe une réforme qui divise tant à une courte majorité. Quelle Europe montre-t-on ?"
À gauche, ou dans les délégations PPE des pays de l’Ouest, l’argument des élections est retourné : "De quoi va-t-on avoir l’air si on n’adopte pas notre position sur une réforme aussi importante pour les travailleurs du secteur ?"
Mais des députés relativisent l’impact de ce dossier sur le résultat des élections. À l’image de Pavel Telicka (ADLE, République tchèque), interrogé par Contexte :
"Est-ce que je vais gagner ou perdre l’élection sur ce dossier ? Je ne crois pas."
Technique no 6 : maîtriser l’art de l’obstruction
La guerre d’usure a duré jusqu’au jour du vote, le 4 avril.
Les présidents ont d’abord fixé le scrutin au 27 mars. Un groupe de plus de 38 députés demande l’ajournement, déplorant les conditions du vote, alors que plus de 1 200 amendements ont été déposés sur le rapport Ertug et les textes initiaux de la Commission relatifs au détachement et au temps de repos. Une liasse qu’ils ont largement contribué à épaissir.
À l’ouverture de la plénière, le 25 mars, leur requête est rejetée… à deux voix près.
Le 26, Antonio Tajani annonce une nouvelle motion pour annuler le scrutin, au titre de l’article 187 du règlement. Motif : pas de positions adoptées en commission sur le détachement et le temps de repos. Elle doit être soumise à la plénière le lendemain à 10 heures, alors que la séance de vote est prévue à 12 h 30.
Le 27, le président du Parlement ne met pas au vote cette dernière requête, mais décide de renvoyer les textes en commission, en urgence, le 2 avril, afin de passer les amendements au tamis, avant un retour en séance le 4. Une procédure permise par l’article 175 du règlement, si plus de 50 amendements ou demandes de vote séparé sont enregistrés.
Une "obstruction", selon le mot du président, assumée par les opposants à cette réforme :
"Effectivement, il s’agissait d’obstruction", répond Kosma Zlotowski (CRE), interrogé par Contexte. "C’est le jeu normal du Parlement. On ne voulait pas que ce paquet soit voté pendant ce mandat. On a donc fait de l’obstruction."
"S’ils veulent, ils n’ont qu’à changer les règles des amendements", lance Peter Kouroumbashev (S&D, Bulgarie).
Les députés votent sur les amendements un par un, dans une réunion de la commission des Transports frisant l'absurde, le 2 avril, dans le but de rejeter tous ceux qui n’obtiennent pas au moins un tiers des voix (17). Cinq heures de vote tendu et inutile, car une centaine d’amendements seulement ont été retirés de la longue liste. Le reste est renvoyé en plénière deux jours plus tard.
Le 3 avril, les groupes CRE et EFDD tentent une ultime motion d’annulation. Elle est rejetée à l’ouverture de la plénière. Le vice-président commence alors le vote des trois rapports, amendement par amendement. Après trois amendements, on compte déjà trois demandes de vérification et un rappel au règlement. Le vice-président utilise son droit de rassembler les amendements en bloc (article 174.8 du règlement), pour abréger cette saga. Décision contestée. Un débat s’ouvre alors sur la cohérence des blocs d’amendements, suivi d'un vote sur le vote en bloc. Adopté. Le paquet routier est ensuite voté… en quelques instants.
"Le Parlement européen est réduit à l’inefficacité lorsque les intérêts nationaux prévalent. Il faut privilégier le dénominateur commun. On n’est pas parvenu à le faire, donc c’est un échec. Le règlement a été utilisé pour arranger les uns et les autres. Maintenant, on joue l’inquiétude à gauche ou ailleurs", a regretté la députée PPE autrichienne Claudia Schmidt, le 27 mars, comme un résumé de l’état de l’Union à l’aune des élections.