Dublin, 7 mars 2014. Les chances de Michel Barnier d'accéder à la présidence de la Commission européenne s'évanouissent.
Certes, le camouflet n'est pas aussi sévère qu'annoncé. Mais les délégations d'Europe du Sud (Italiens, Espagnols, Grecs...) ont boudé le Français pour se rallier au Luxembourgeois Jean-Claude Juncker, favori de la chancelière allemande.
L'affaire est entendue, résume une source européenne :
« Aux Espagnols, elle promet la présidence de l'Eurogroupe ou le portefeuille des affaires économiques de la future Commission. Aux Grecs, elle assure son soutien financier. »
Mieux vaut donc voter pour le candidat germanophone, celui qui sera le mieux à même de dominer Martin Schulz, le rival social-démocrate, lors des futurs duels télévisés, en allemand, sur les chaînes d'outre-Rhin.
La France propose, l'Allemagne dispose
À en croire plusieurs observateurs, le point de rupture entre Paris et Berlin se serait révélé au grand jour en 2009.
Avec la présidence française de l'UE fin 2008, la France livre son dernier coup d'éclat avant d'entrer dans une forme de repli mal assumé : le pays reste force de propositions, mais la gloire revient à Berlin.
Nul besoin de chercher très loin pour illustrer cette réalité.
Depuis 2010, la France a porté avec opiniâtreté le mécanisme permanent de sauvetage de la zone euro. Aujourd'hui, son existence aboutit à renforcer la voix de la chancelière.
"Faute de convaincre les Allemands à froid qu'il fallait être solidaire avec la Grèce", Angela Merkel va leur assurer que l'aide se fera au prix de conditions très dures, relève un haut diplomate français. Par un drôle de procédé, les souffrances des Grecs deviennent les « gains des Allemands ».
Cheminement comparable sur l'union bancaire. « On peut créditer la France de l'impulsion pour la créer. Puis il y a eu une perte de vitesse pour la négocier », note un proche du dossier à Bruxelles.
La dernière étape a été sauvée in extremis par une poignée d'eurodéputés téméraires emmenés par la Portugaise Elisa Ferreira. A l'issue d'une passe d'armes nocturne, les élus ont été capables de faire plier l'Allemand Wolfgang Schäuble sur des points cruciaux du projet, là où le ministre français de l’Économie Pierre Moscovici avait cédé beaucoup de terrain face à Berlin.
Des intérêts nationaux et des coups pendables
Sur les enjeux autres que la zone euro, souvent plus sectoriels et moins médiatisés, un scénario tout aussi inquiétant se profile. À plusieurs reprises, la France a donné le sentiment de se faire déborder par les acteurs allemands au sens large (exécutif, parlementaires européens, lobbying des entreprises...).
Prompte à défendre ses intérêts, l'Allemagne opte parfois pour une méthode forte qui en déroute plus d'un. Face aux responsables de la Commission européenne qui finalisent la réforme ferroviaire, l'ancien ministre et directeur de chancellerie d'Angela Merkel est pris d'un accès de colère :
« Si vous faites ça, ce sera la guerre totale ! » menace Ronald Pofalla.
Coûte que coûte, il faut freiner les ardeurs de Bruxelles, qui remet en cause le modèle en holding de la Deutsche Bahn, dont l'opacité financière a largement favorisé l'expansion de l'opérateur en Europe. Visiblement troublé par le comportement de ses compatriotes, un fonctionnaire allemand à Bruxelles se désole :
« La dernière fois qu'un Allemand a dit ça, c'était Goebbels. »
Sur ce dossier comme sur d'autres, Angela Merkel prend directement son téléphone pour dicter ses conditions aux émissaires européens.
Sur ce dossier comme sur d'autres (voir le cas de la directive européenne sur les concessions de service public), la France s'accommode des positions allemandes, même si cette union profite plus à un pays qu'à l'autre.
Revenir également sur le résultat du vote sur le 4ème paquet ferroviaire : les eurodéputés allemands et italiens se sont ligués pour organiser l'exclusion potentielle des entreprises françaises du marché européen.
Postes-clés
Difficulté supplémentaire, la France a disparu des écrans radars lors de la répartition des postes-clés, quand l'Allemagne a réalisé le grand chelem : présidence du Parlement européen, de la BEI, du Mécanisme européen de stabilité, secrétariat général du Conseil et du Parlement européen, 11 directions générales ou adjointes de la Commission...
Jusqu'à la direction du cabinet de José Manuel Barroso... Cet Européen qui, au bout de 10 ans de mandat, « n'a pas compris son job, s'est pris pour le chef d'une coalition et a donné des coups de barre en faveur de Merkel », raconte un haut fonctionnaire qui a fait presque toute sa carrière à Bruxelles.
« La dernière période n'est pas extraordinaire », reconnaît un diplomate français. L'Hexagone a perdu des forces vives à la Commission, parties à la retraite, ou dans le privé : Benoît Le Bret, spécialiste de la concurrence et ancien chef de cabinet du commissaire Jacques Barrot, ou Nicolas Théry, ex-directeur général à l'environnement, aujourd'hui PDG de CIC-Est.
En revanche, ceux dont Paris rêve de se passer restent vissés au sommet de l'institution, telle Catherine Day, une Irlandaise libérale réputée « anti-France », secrétaire générale de la Commission depuis près de 10 ans.
"Ça dépend des muscles"
C'est le blues à tous les étages. Qu'ils l'expriment ouvertement ou le minimisent, les responsables français, à Paris et Bruxelles, voient bien que le dérèglement est réel.
Il affecte l'influence de Paris en Europe, pervertit la relation franco-allemande, déboussole les fonctionnaires et interroge avec acuité les finalités mêmes de la construction européenne.
« L’eurozone est allemande. C’est déjà consommé, évacue le député socialiste Gilles Savary. C’est la faute à la différence de compétitivité. L’histoire des relations entre les nations, même quand c’est courtois et amical, ça dépend des muscles. »
Les muscles économiques jouent beaucoup entre Paris et Berlin, à l'heure où les États se toisent, sous l’œil vigilant de la Commission qui tient ses « tableaux de bord » macro-économiques. Mais ils ne font pas tout.
La personnalité du Président
« Les problèmes économiques et financiers sont largement secondaires », balaie un conseiller à Bruxelles.
Au-delà des chiffres, il y a les faits et la personnalité du Président.
François Hollande s'exprime « moitié moins qu'Angela Merkel » pendant les sommets européens, poursuit cette source. Il est pourtant « attendu par beaucoup d'autres pays ne se sentant pas capables d'affronter l'Allemagne ».
Si le rendez-vous de juin 2012 a été couronné de succès, les échéances suivantes ont été plus ternes. Au sommet de décembre 2013, François Hollande a même surpris. Par prévention à l'égard de Berlin, il ne critique pas le principe des contrats de compétitivité, qui reviennent à mettre les États sous la tutelle de Bruxelles pour s'assurer qu'ils exécutent les réformes demandées.
Et quand Angela Merkel essaie « d'obtenir des choses supplémentaires » sur l'union bancaire, ajoute cette même source, ce n'est pas le Président français mais bien « l'Espagne et le Portugal » qui montent au créneau pour empêcher la chancelière d'obtenir une faveur "inacceptable" au lendemain d'un accord des ministres des Finances.
En clair, inscrire noir sur blanc que le mécanisme européen de stabilité, alimenté par les États, ne pourra pas servir de pare-feu en cas de crise bancaire.
François Hollande reste en retrait. Il « voulait avant tout vendre l'accord comme un deal positif et arrêter les chamailleries ». Tant pis si Bercy défendait depuis des semaines la solution combattue par la chancelière.
En agissant ainsi, le Président affaiblit "la capacité de négociation de ses équipes", déplore ce même responsable. "C'est la tragédie de sa stratégie."
L'Europe inadaptée à l'hégémonie d'un État
L'alternative aurait consisté à assumer ces divergences, sans pour autant provoquer de casus belli.
"Les institutions européennes sont habituées à fonctionner en sachant que les deux grands pays ont des positions différentes, reprend-il. Tout ce dispositif institutionnel est là pour les amortir. Si l'on n'assume pas ces conflits, toute cette machine ne sert à rien. Elle n'est pas faite pour un État hégémonique, quand tous les autres sont 'périphérisés', y compris la France."
Quand il se met en ordre de marche, le pays est pourtant capable de produire quelques belles ruses, avec un style différent de celui des Allemands.
Ce fut le cas sur le budget européen. Grâce à une alliance discrète avec la Commission européenne, délaissée par les pays contributeurs qui voulaient charcuter le projet, la France est ressortie indemne de ce dossier, dégageant même une hausse d'un milliard d'euros pour le développement rural.
Dans un autre registre, Paris a fait preuve de leadership sur le détachement des travailleurs. Le dossier a mobilisé bien au-delà du cercle des ministres du Travail, impliquant des discussions entre François Hollande et le premier ministre polonais Donald Tusk, dont les conseillers ont passé un week-end à bâtir un compromis.
Ces étapes ne suffisent pas à remplir le contrat de réorientation de l'Europe qui lie François Hollande aux Français. L'urgence d'une reprise en main s'est d'ailleurs manifestée par la récente réorganisation du Secrétariat général aux affaires européennes.
Après les élections de mai, les trois années restantes du quinquennat seront la deuxième chance du Président.