« Je n’ai toujours rien compris à cette rédaction. »
Ce désarroi d’un député de la majorité, pourtant juriste de métier, est largement partagé par les interlocuteurs de Contexte évoquant l’article 68 du projet de loi climat et résilience créant le délit d’écocide. Le texte soumis à l’examen du Parlement, dernier avatar d’un « million de versions successives », est « écrit avec les pieds », renchérit une source ministérielle qui tient à son anonymat.
Née d’une vieille revendication des ONG, consacrée par la Convention citoyenne pour le climat (CCC), la création du crime d’écocide a fait pschit, au terme d’un parcours interministériel chaotique.
Une revendication faite citoyenne
Premier acte : la naissance de la proposition au palais d’Iéna, où s’est réunie la CCC en 2019 et 2020. Le citoyen Guy Kulitza se forge une conviction au contact de deux juristes, Valérie Cabanes (Stop Écocide) et Marine Calmet (Wild Legal). La seconde fait « une grosse impression » lors d’un « speed dating » de la troisième session de travail, raconte le technicien en informatique retraité à Contexte. « L’ensemble du groupe a alors donné sa confiance. On avait en tête les boues rouges, le chlordécone, les algues vertes, la forêt amazonienne… ». La proposition finale, très fortement inspirée de la rédaction proposée par les ONG, est plébiscitée par 99 % des citoyens.
Peu avant, en 2019, deux propositions de loi socialistes (ici et là) visant la création d’un crime d’écocide avaient été rejetées à l’Assemblée et au Sénat. Les membres de la CCC travaillent leur copie pour lui éviter de subir le même sort. À la référence au franchissement des « limites planétaires » est ajoutée la création d’une haute autorité indépendante ad hoc. « Et nous avions en tête la promesse du “sans filtre” », souligne Guy Kolitza.
Impossible en droit français… mais souhaitable à l’international
Emmanuel Macron fait part aux citoyens, le 29 juin 2020, de son enthousiasme à l’égard de cette notion « extrêmement structurante », se targuant d’avoir été « le premier dirigeant à avoir employé ce terme [d’écocide] » [à propos des feux qui ravageaient la forêt amazonienne en août 2019, ndlr]. Il s’engage à porter le sujet à l’international… pour mieux l’écarter à l’échelon national, en arguant que la rédaction serait inconstitutionnelle. Le comité légistique qui accompagne les citoyens douche tout autant leurs ardeurs.
Au sein du « groupe de suivi », où ils sont accompagnés par les ministères de la Justice et de la Transition écologique (MTE), les 150 font un pas de côté en remplaçant l’atteinte aux limites planétaires par une atteinte « aux droits fondamentaux de la nation ».
La réponse des ministres se fait attendre. Elle prend finalement la forme d’une interview d’Éric Dupond-Moretti et Barbara Pompili au Journal du dimanche, le 21 novembre, dans laquelle ils annoncent la création d’un délit de mise en danger de l’environnement et d’un délit général de pollution, nommé « écocide » dans sa forme la plus grave d’une infraction intentionnelle ayant causé des dommages irréversibles. Il s’agit en fait d’une simple évolution du droit national pour transcrire la directive européenne de 2008, en reprenant des propositions formulées par un rapport d’octobre 2019 des administrations des deux ministères.
L’écocide expulsé de son premier véhicule législatif
Un délit plutôt qu’un crime : l’annonce suscite « une immense déception » des citoyens, selon Guy Kulitza. « Ils nous proposent un délit complémentaire assujetti au droit administratif, alors que nous avions souhaité franchir un seuil avec la création d’un crime distinct, qui rentre dans le droit pénal. » Ce dépit se manifeste lors de la session de clôture des travaux de la CCC, où les citoyens, réunis pour évaluer la prise en compte de leurs propositions par l’exécutif, infligent à cette rédaction leur pire note – 2,7/10.
Mais cette première version gouvernementale de l’écocide obtient un satisfecit de plusieurs juristes reconnus en matière de droit de l’environnement. La méfiance à l’égard d’un crime créé à la seule échelle nationale est relativement partagée.
Lire à ce sujet l’article de Reporterre.
Barbara Pompili tente alors de consoler les citoyens, leur assurant qu’il s’agit d’une « victoire », un « premier pas », étant donné les forces contradictoires en présence.
Les propositions Pompili-Dupond-Moretti sont transcrites dans des amendements au projet de loi relatif à la justice pénale spécialisée en décembre 2020. Mais ils ne sont même pas discutés, faute de passer le contrôle de recevabilité. Partie remise ? Partie perdue, surtout, car le patronat et Bercy dans son sillage vont alors s’inviter dans les débats, dans la perspective de l’inscription de la mesure dans le projet de loi Convention citoyenne.
Le patronat passe à l’attaque
L’offensive des milieux économiques est massive. Le Medef fustige auprès de l’exécutif « un signal contraire à la volonté de relance de l’économie et de réindustrialisation de notre pays ».
« L’essentiel de mes adhérents a retenu une seule chose : écocide égal “l’économie, ça tue” », résume son président Geoffroy Roux de Bézieux à l’Assemblée le 26 février, évoquant « une part d’émotion très forte ».
Il plaide pour écarter toute « insécurité juridique ». « Les sanctions liées aux gestes malheureux sont devenues extrêmement sévères », critique son homologue de la CPME, François Asselin, qui regrette la « judiciarisation » croissante de l’environnement. L’Afep y va elle aussi de son alerte auprès de ses interlocuteurs au gouvernement.
La contre-offensive paye. Le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, porte ces revendications sans filtre. Comme il l’explique le 2 mars aux députés, il craint pour « l’attractivité du territoire français » et tient à conserver un « droit à l’erreur » pour l’industrie.
Matignon retient un « équilibre » inspiré par Bercy
Bercy atteint sa cible : la rédaction initiale du ministère de la Justice est remaniée, Matignon veut une version d’« équilibre » qui « tienne juridiquement », rapportent plusieurs sources. Et ce n’est que quelques jours avant la présentation du projet de loi en Conseil des ministres que le titre VI créant l’écocide est transmis au Conseil d’État. L’institution du Palais-Royal rend alors un avis assassin, sur lequel l’exécutif va en partie s’asseoir.
La version de l’écocide déposée au Parlement prévoit une « double intentionnalité » – enfreindre une règle de façon délibérée, d’une part, et le faire en ayant conscience du dommage causé à l’environnement, d’autre part – assortie de peines graduées. Elle écarte aussi le délit de négligence et impose au juge d’attester d’effets nuisibles « susceptibles de durer au moins dix ans » pour pouvoir caractériser l’aspect « durable » de l’infraction.
Dépitée par la tournure des événements, la Chancellerie se retire des discussions sur le texte, témoignent deux sources proches du dossier. Barbara Pompili, elle, n’a pas d’autre choix que d’endosser cette dernière rédaction. Elle obtient tout de même une première aggravation des sanctions.
Contactés et relancés à plusieurs reprises par Contexte, le porte-parolat et l’administration du ministère de la Justice refusent tout commentaire et renvoient vers le MTE.
Le MTE répète depuis inlassablement que « le gouvernement est parvenu à un point d’équilibre » auquel il « ne souhaite pas toucher ». Dans l’entourage de la ministre de l’Écologie, on bat même sa coulpe, en concédant un « loupé sur la concertation » des milieux économiques lors de l’écriture de la première version, fin 2020.
Le gouvernement droit dans ses bottes inconstitutionnelles à l’Assemblée
Cette ultime version ne convainc plus les juristes. L’avocate et ancienne ministre de l’Environnement Corinne Lepage estime que le texte n’est « même pas en capacité de répondre aux exigences minimales du droit communautaire ».
Qu’importe, rien ne viendra ébranler le fameux « équilibre ». Le rapporteur du titre VI, Erwan Balanant (Modem), regrette auprès de Contexte la « radicalisation de certains, qui a crispé tout le monde ». Il tente de « faire son boulot » lors de l’examen en commission spéciale, avec la proposition d’une nouvelle rédaction qui supprime la notion de double intentionnalité, pour remettre le délit d’écocide sur le droit chemin constitutionnel. Mais le gouvernement lui oppose un refus, préférant tenter une « innovation juridique » et prendre le risque de se voir retoquer par le Conseil constitutionnel. « Ça en arrangerait certains [au gouvernement] », persifle un député LRM, qui va jusqu’à évoquer l’hypothèse d’une censure délibérément provoquée pour laisser mourir la disposition.
Erwan Balanant tente tout aussi vainement de supprimer la référence à la durée de dix ans, susceptible selon lui de « rendre l’infraction impossible à prouver en pratique et donc le dispositif inapplicable ».
Avant l’examen du texte à l’Assemblée, Barbara Pompili avait laissé entendre qu’elle soutiendrait la réintroduction par les parlementaires de la notion de négligence. Las, les amendements en ce sens reçoivent un avis défavorable et sont de surcroît mollement défendus en commission. Le titre VI arrivant en toute fin de texte, « tout le monde était fatigué et voulait en finir, donc il y a eu assez peu de débats », commente un conseiller.
Outre des amendements rédactionnels, seuls ceux du rapporteur modifiant le délai de prescription sont adoptés à l’article 68. Les peines d’amendes sont également relevées et un rapport est prévu sur l’action du gouvernement pour obtenir la reconnaissance du crime d’écocide dans le droit international.
Au Parlement européen, les Marcheurs du groupe Renew ont également tous adopté, comme la grande majorité de leurs collègues, une résolution plaidant également pour une reconnaissance internationale du crime d’écocide. L’idée est débattue depuis 1947.
Pas question de renommer l’écocide
Ironie de l’histoire, le gouvernement a tenu à maintenir le terme « écocide » contre vents et marées. Avant l’examen en commission, Erwan Balanant s’interrogeait sur l’opportunité de conserver un mot qui froisse tant les milieux industriels que les ONG et citoyens de la CCC, qui estiment son usage galvaudé. Hors de question, « on est très attaché à ce terme », explique un conseiller de Matignon à quelques journalistes. L’exécutif s’oppose donc aux tentatives des députés de tous bords. Suscitant une tirade assassine de Julien Aubert (LR) :
« C’est juridiquement n’importe quoi […] Vous voulez en réalité le beurre et l’argent du beurre. Vous souhaitez afficher de grandes ambitions, mais sans aller jusqu’au bout de la logique […] En plus, on aura l’air malin si un crime d’écocide est consacré un jour sur le plan international. »
Guy Kulitza abonde : « Ça rend la France ridicule si on veut le porter à l’international. Bolsonaro va nous rire au nez. »
Barbara Pompili réplique timidement, affirmant qu’« il y a de grands et de petits écocides ». Quant au rapporteur, il a finalement renoncé à demander la suppression du terme : « Il y aurait le risque que l’on dise “on lâche encore sur un sujet” », se justifie-t-il.
Le MTE sur une ligne de crête
De sources ministérielles et parlementaires, l’article 68 sur le délit d’écocide ne devrait pas bouger davantage dans l’hémicycle, où son examen est prévu le week-end du 17 et 18 avril. Le rapporteur général du projet de loi, Jean-René Cazeneuve (LRM), vante auprès de Contexte une rédaction dont « l’équilibre n’est pas mauvais, si l’on regarde ceux qui disent que ça ne sert à rien et les autres qui trouvent qu’on y va trop fort ». « Il ne faut pas tuer l’initiative entrepreneuriale », ajoute celui qui ne fait pas partie de la frange écologiste du groupe majoritaire.
Le MTE préfère aussi voir le verre à moitié plein, et pointe les nombreuses tentatives d’amoindrir encore la portée du dispositif, voire de la faire disparaître – ce qui pourrait advenir au Sénat, pronostiquent certains. Le 15 avril, lors d’un séminaire du Medef sur la transition écologique, Barbara Pompili a dû à nouveau plaider, face à l’hostilité persistante des milieux économiques :
« On augmente juste des sanctions déjà prévues sur des délits intentionnels. Par rapport à d’autres pays, on est moins-disants au niveau des peines. Il ne me semble pas que l’Allemagne a un problème d’attractivité et pourtant leur législation est plus dure sur ce fameux sujet de l’écocide. »
Le même jour, une tribune signée par des ONG, des parlementaires et le citoyen Kulitza interpellait à nouveau le gouvernement pour l’exhorter à consacrer le crime d’écocide. De quoi conforter la Macronie, certainement, dans sa certitude d’avoir trouvé un bon « équilibre ».