Résumé de la première partie (lire l’article). Le Conseil d’État a rendu une nouvelle décision dans l’affaire Grande-Synthe, maintenant la pression sur l’État. Elle s’inscrit dans un tournant climatique loin d’être anodin, qui transforme la nature profonde de cette institution. Le Conseil d’État se borne-t-il à suivre le droit ou politise-t-il ses décisions ?
Dès la première décision Grande-Synthe, de 2020, le Conseil d’État fait des choix juridiques qui ne coulent pas de source, comme le constate Yann Aguila, avocat associé chez Bredin Pratt et anciennement membre du Conseil d’État. « Le Conseil d’État a fait un premier effort intellectuel pour transformer un objectif politique en un objectif juridique. C’est dans la loi [climat et résilience, Ndlr] qu’on trouvait cet objectif de réduction des gaz à effet de serre (GES) de 40 % en 2030 (article L. 100-4 du Code de l’énergie). On aurait pu interpréter cet article comme du droit souple, non obligatoire. Le Conseil d’État a considéré que l’objectif fixé par la loi – interprété à la lumière de l’accord de Paris – était obligatoire. »
« Raisonnement tautologique »
L’affaire Grande-Synthe hérisse l’exécutif. Refusant d’admettre que la loi climat-résilience est insuffisante, un conseiller de l’exécutif, contacté par Contexte avant que soit rendue la nouvelle décision, fustige un « raisonnement tautologique ».
« En réalité, en juillet 2021, dans sa deuxième décision, le Conseil d’État nous a dit : puisque vous avez mis sur la table une loi nouvelle [climat-résilience, Ndlr] pour atteindre l’objectif de réduction de 40 % des GES, et que vous-même vous reconnaissez que vous n’êtes pas en capacité d’atteindre cet objectif, on vous sanctionne, le temps que vous fassiez cette loi et ses mesures d’application. Ce n’est pas ultraconstructif comme raisonnement. Si on se fait sanctionner, ce n’est pas très incitatif, le signal est bizarre… », dénonce ce conseiller.
Trois affaires médiatisées :
Grande-Synthe
– novembre 2020 : l’État a trois mois pour justifier de son respect de la trajectoire de baisse des émissions à 2030. La décision ;
– juillet 2021 : le Conseil d’État laisse jusqu’au 31 mars 2022 au gouvernement pour prendre des mesures supplémentaires. La décision ;
– mai 2023 : le Conseil d’État enjoint au gouvernement de prendre de nouvelles mesures d’ici au 30 juin 2024, et de transmettre, dès le 31 décembre 2023, un bilan d’étape détaillant ces mesures et leur efficacité (relire notre brève).
Pollution de l’air
– août 2021 : le Conseil d’État condamne une première fois l’État à une astreinte de 10 millions d’euros. La décision ;
– octobre 2022 : l’État est condamné à une nouvelle astreinte de 20 millions d’euros. La décision.
« Affaire du siècle »
– octobre 2021 : le tribunal administratif de Paris condamne l’État à « réparer le préjudice écologique » lié à l’excès d’émissions de CO₂ de la France. La décision.
Un argument « mensonger » pour Corinne Lepage. « Le Conseil d’État, lorsqu’il a rendu en juillet 2021 sa décision, s’est appuyé sur la loi climat-résilience » de la même année, alors en cours d’examen. Commanditée par l’exécutif, l’étude d’impact du cabinet BCG conclut à une baisse de 38 % des émissions en 2030 dans un « scénario volontariste », alors que la France vise – 40 % (depuis, l’objectif a été réactualisé à – 55 %)…
« Toute l’argumentation du BCG repose sur la loi. Le minimum que l’on puisse attendre c’est que les décrets permettent à la loi de s’appliquer. Sauf que ce que dit le Conseil d’État, c’est que même en appliquant sa loi en totalité le gouvernement n’est qu’à 38 %, donc il faut des choses en plus que la loi », expose l’avocate.
L’État se met en situation d’être condamné
L’ex-ministre de la Transition écologique, François de Rugy, vient en renfort de notre conseiller gouvernemental. Pour lui, l’Affaire du siècle, avec l’ensemble du contentieux climatique qui en dérive, est une « sacrée supercherie » :
« Ils ont rendu l’État responsable de l’ensemble des émissions de gaz à effet de serre en France ! », dit François de Rugy.
Très hostile à cette judiciarisation de la politique environnementale de l’exécutif, l’ex-ministre estime que l’État se met lui-même en situation d’être condamné, puisqu’il met des objectifs chiffrés dans la loi.
« C’est une grave erreur, car cela ne relève pas du domaine de la loi. On confine à l’absurde puisque l’État est condamné à des amendes. Bientôt, on va traduire le ministre devant la Cour de justice de la République ? C’est la défaite de la politique ! », affirme François de Rugy.
En effet, le contenu de la loi a changé, confirme le vice-président du Conseil d’État, Didier-Roland Tabuteau. Ce qui permet le « virage climatique » de l’institution. « L’élément fondamental, c’est l’évolution de la loi elle-même », souligne-t-il. Pour demander à l’État de prendre de nouvelles mesures, le Conseil d’État se fonde sur les objectifs que l’État s’est fixés lui-même dans la loi.
« Le législateur ne se piège pas, il se donne les moyens d’atteindre les objectifs qu’il se fixe. Je suis frappé par l’évolution des textes, et ce n’est pas un effet de génération, mais de société. Vingt ans plus tôt, on aurait fixé des objectifs généraux dans une loi d’orientation. », poursuit Didier-Roland Tabuteau.
Superadministrateur
Cette évolution de la fabrique de la loi conforte le rôle du Conseil d’État comme « superadministrateur ». Un constat que partage en creux… l’administration. Dans un récent rapport de l’Inspection générale de l’environnement et du développement durable (IGEDD) sur l’adaptation au changement climatique, le service d’inspection du ministère de la Transition écologique suggère de « proposer dans la loi une référence climatique » de hausse des températures en prenant soin de préciser qu’elle « ne constitue pas un objectif d’adaptation » « afin d’éviter le risque de contentieux ». En clair, ne plus fixer d’objectif chiffré juridiquement opposable… Récemment, Bruno Le Maire a également exclu de fixer un objectif de réindustrialisation dans le futur projet de loi industrie « verte ».
Et une évolution que regrette notre conseiller gouvernemental, interrogé en février dernier :
« Cela transforme le Conseil d’État en Cour des comptes et en organisme de suivi de l’action du gouvernement. »
C’est là, pour l’avocat au Conseil d’État et à la Cour de Cassation Jérôme Rousseau, le vrai basculement : en prenant ces décisions, le Conseil d’État s’est transformé en administrateur virtuel.
« Le contentieux administratif s’est construit pour sanctionner l’excès de pouvoir, c’est-à-dire les débordements de l’administration. Aujourd’hui, on assiste à un vrai changement : on sanctionne l’inaction, ce qui change tout. Le juge se place d’une certaine manière en administrateur virtuel pour déterminer ce que l’administration aurait dû faire et qu’elle n’a pas fait. C’est en ce sens que le logiciel est en pleine mutation. », rappelle l’avocat Jérôme Rousseau.
Statuer sur des trajectoires temporelles
Pour Didier-Roland Tabuteau, la vraie nouveauté n’est pas là. En 1993, l’État est déjà condamné pour carence fautive, dans le domaine de la prévention et de la santé publique, dans l’affaire du sang contaminé, rappelle-t-il.
Le changement réside pour lui dans la nature de ces décisions, qui recouvrent un aspect temporel, jusqu’alors inexistant. Le Conseil d’État a dû juger « sur une trajectoire », née des engagements internationaux sanctionnés par l’accord de Paris. Une « évolution » qui rapproche le Conseil d’État de la Cour de justice de l’Union européenne. « Il y a une analogie avec la façon de procéder de la Cour de justice de l’Union européenne sur le contrôle de la mise en œuvre des directives par les États. » Une petite révolution :
« Ce n’est pas la même chose de statuer sur une trajectoire de vingt ans que sur un permis de construire dont on peut percevoir immédiatement les effets […] C’est une approche nécessairement plus probabiliste, autrement on prive de sens la trajectoire. S’il faut attendre la veille du 31 décembre 2029 pour constater qu’on n’a pas respecté la loi, on est dans un fonctionnement hypocrite », conclut Didier-Roland Tabuteau.