L’examen de la proposition de loi Grandguillaume, adoptée définitivement par l’Assemblée et le Sénat les 19 et 21 décembre, a élevé à son paroxysme la bataille d’influence que se livrent depuis plusieurs années les représentants des taxis et des plateformes VTC.
Voir également notre "panorama des organisations et de leur influence"
Foisonnement des acteurs
Le secrétaire d’État aux Transports, Alain Vidalies, visiblement peu enchanté d’avoir récupéré la tutelle de l’ensemble du secteur, s’est plaint à plusieurs reprises de voir sa tâche compliquée par le foisonnement d’acteurs :
"Il y a tellement de structures professionnelles et d’intérêts téléguidés que le débat est difficile à maîtriser", confiait le secrétaire d’État en septembre.
En témoigne la tentative de concertation sur le fonds de garantie pour les licences de taxis, sur lequel le gouvernement n'a pu que constater l’extrême divergence des points de vue, irréconciliables.
Loin de se résumer à une binaire opposition taxis-VTC, les débats opposent les acteurs "historiques" aux nouveaux arrivants, les "petits" indépendants aux mastodontes, les tenants d’un encadrement de l’offre aux partisans du "client roi", etc. Pour Laurent Grandguillaume :
"Il y a sept forces en présence : taxis, VTC, Loti, plateformes françaises, Uber, G7, clients."
Et ces différentes parties prenantes ont usé d’une multitude de moyens pour se faire entendre.
Député et manifestant
La partie la plus visible de l’iceberg : les manifestations, visant à mettre la pression alternativement sur le gouvernement, le Parlement, et les plateformes (en particulier Uber).
Parfois, plusieurs manifestations simultanées portaient des revendications différentes, voire opposées. Une "guerre de positions" urbaine participant à la confusion générale. Ainsi, le 2 novembre, des Loti manifestaient à Montparnasse, avec le soutien officieux de l’Unam, l’organisation d’Uber et Voitures noires, tandis que des chauffeurs VTC se rassemblaient devant le palais du Luxembourg.
Au milieu de ces derniers, un manifestant un peu particulier : Laurent Grandguillaume, venu défendre sa propre proposition de loi.
"Un député qui appelle à manifester devant le Sénat, c’est du jamais vu", s’indignait Karim Ferchiou, le volubile P-DG de Voitures noires et président de l’Unam.
Le député s’est illustré également en organisant des opérations de tractage aux abords des gares.
Le pot de terre parlementaire contre le pot de fer américain
Laurent Grandguillaume n’a cessé de pointer, tout au long des débats, les "centaines de milliers d’euros dépensés par certaines plateformes pour acquérir des pleines pages de publicité dans la presse". Ajoutant : "En tant que parlementaire, je n’ai pas les mêmes moyens."
Dans son viseur, plus particulièrement, Uber. Le député ferraille sans relâche contre le travail d’influence de la plateforme :
"J'ai fait un rêve qu'il y ait un jour assez de parlementaires pour demander une commission d'enquête parlementaire sur les pratiques de lobbying d'Uber", a-t-il twitté, réclamant plus tard un "comité de vigilance" sur le sujet.
À ses yeux, les moyens dont dispose la plateforme sont illimités . "Uber a même envoyé des gens en province pour rencontrer les parlementaires dans leurs circonscriptions", souligne-t-il.
Il fustige aussi "l’envoi d’un argumentaire aux collègues la veille d’une réunion de groupe [socialiste]. Je n’ai jamais vu ça, une telle interférence dans le débat interne au groupe".
Lobbying "à la papa"
Fin juin, les P-DG des cinq principales plateformes françaises (regroupées au sein de la FFTPR) ont convié cinq parlementaires et un membre de cabinet ministériel dans un grand restaurant pour présenter leur réquisitoire à l’encontre du texte de Grandguillaume. Un déjeuner capté par une caméra indiscrète, et dont Rue89 a fait ses choux gras.
"Si vous voulez parler des différents lobbyings en cours, évoquez aussi celui des dirigeants [des taxis] G7, qui m’ont également invité à un dîner", a réagi le député Christophe Caresche (PS), qui faisait partie des convives.
Uber, quant à lui, assure qu’il goûte peu à ce "lobbying à la papa".
Rafale de mails
À l’arrivée de la proposition de loi au Sénat, les plateformes françaises ont diffusé une pétition, invitant le grand public à interpeller les sénateurs.
Uber a fait de même et a organisé une campagne d'envoi massif de courriels, ciblée sur les sénateurs de la commission du Développement durable. Résultat : des messageries bloquées par l’afflux de milliers de mails quasi simultanément…
Huit organisations de taxis et de syndicats de chauffeurs VTC ont répliqué en adressant une lettre ouverte aux sénateurs.
La campagne d’Uber s’est accompagnée d’un travail de terrain, avec des opérations de tractage aux abords du palais du Luxembourg, les mardis, mercredis et jeudis. Objectif : toucher directement les sénateurs et leur entourage.
Si une partie de la majorité sénatoriale a été conquise, le rapporteur Jean-François Rapin (LR) est resté de marbre, à l’entendre :
"Je n’ai pas été sensible à la campagne d’Uber."
La suppression de l’article 2 sur l'obligation de transmission des données des plateformes – finalement réintroduit dans une version écartant les données personnelles ? "Ce n’est pas Uber qui me l’a dictée", tient-il à nous préciser.
La bataille des statistiques
À l’appui de leurs argumentaires respectifs, les organisations de taxi et les plateformes ont multiplié les références à des études, souvent financées par elles, et opportunément publiées en amont ou au cours du débat parlementaire.
L’étude de Facta, commandée par les VTC "historiques" et des organisations de taxis – dont celle du géant G7, l’Unit –, annonce une "saturation" du marché du transport particulier de personnes et plaide pour une réglementation plus stricte du marché VTC.
Une enquête de 6t, financée sur fonds propres, arrive à des conclusions bien différentes et cible la mainmise de G7 sur la location de licences de taxi.
La dernière étude en date, réalisée avec Uber, vient du prestigieux cabinet Boston Consulting Group. Elle insiste sur l’important potentiel de créations d’emplois par les plateformes VTC… à condition de ne pas y mettre d’obstacle réglementaire.
Ces différentes études ont donné lieu à des passes d'armes entre leurs auteurs, s'accusant de "de grosses erreurs méthodologiques", de manipulations des données, etc.
Le plus virulent à l'égard des études concurrentes a sans doute été le président de Facta, Jean-Charles Simon, évoquant "des chiffres invraisemblables", une "vérité souvent bafouée", etc. Avant de collaborer avec les taxis, le même Jean-Charles Simon tenait pourtant un discours très différent. Quelques mois avant de défendre une "régulation indispensable" du secteur, il appelait dans La Tribune au "grand soir" du déverrouillage des "professions réglementées", à "réduire les rentes existantes et redonner du pouvoir d'achat au consommateur". Précisant : "Est-il indispensable d'avoir un système de licence et un numerus clausus pour les taxis, alors que la concurrence devrait conduire à faire se rencontrer au mieux offre et demande ? Là aussi, qu'est-ce qui justifie de réglementer les tarifs de ces services ?"
Débat d’idées dans les médias, insultes sur Twitter
La presse a également constitué un vecteur important d’influence pour chaque camp. Lorsque France digitale a poussé un "coup de gueule" contre la proposition de loi Grandguillaume, qualifiée "d’édit de rente de la G7", le député lui a répondu point par point sur le site de l’Usine digitale.
Au moment de lancer une offensive pro-plateformes sur la proposition de loi, la douzaine de sénateurs LR et UDI emmenés par le jeune Cyril Pellevat a choisi de s’adresser au grand public via une tribune dans Le Figaro.
Les affrontements ont aussi été intenses sur les réseaux sociaux, et en particulier sur Twitter, où les attaques étaient particulièrement virulentes. Les taxis ont même créé des comptes ad hoc, comme Uberstitution. Entièrement dévoué à l’« Uber bashing", il a été lancé par l’Union nationale des taxis, l’organisation présidée par le très influent Alain Griset, qui ne réclame rien de moins que "la fermeture d’Uber en France".
Uber voudrait apaiser son dialogue avec les pouvoirs publics
À gauche, les soutiens affichés des plateformes se font rares. Le député Christophe Caresche, qui avait fait cavalier seul pour défendre leurs positions lors de l’examen de la proposition de loi, n’est pas candidat à un nouveau mandat.
Du temps d’Emmanuel Macron, les plateformes jouissaient d’une écoute bienveillante au ministère de l’Économie. "Depuis son départ, il n’y a plus personne à Bercy, confie l’un de ces acteurs. Aujourdhui on parle avec [la ministre du Travail] Myriam El Khomri."
Et Macron candidat à la présidentielle tient désormais à souligner qu’il n’est pas "uberolâtre".
À droite, la même réserve à l’encontre des plateformes prévaut, tout juste nuancée par les prises de position de Nathalie Kosciusko-Morizet durant la primaire.
La plateforme, lassée de sentir le soufre, cherche à normaliser ses relations institutionnelles. "C’est compliqué aujourd’hui pour nous d’avoir un dialogue apaisé", confie-t-on dans ses rangs.
D’après nos informations, elle a sollicité une grande fédération "historique" de transporteurs dont elle souhaite intégrer les rangs.
"Ils ont besoin d’un tiers pour être l’interlocuteur des pouvoirs publics", explique une source au sein de cette fédération.