« Redonner le pouvoir aux citoyens ». Tel a été le mot d'ordre de la commissaire à la Justice et aux droits fondamentaux lors de la présentation de son projet de règlement sur les données personnelles, le 25 janvier 2012.
Pour en savoir plus : Déjà 20 mois de négociations sur les données personnelles
Mais les belles promesses de Viviane Reding pourraient finir aux oubliettes tant la pression sur les institutions européennes est forte. En particulier sur le Parlement européen qui doit définir sa position cet automne.
Les Etats-Unis, lobbyistes en chef
Le rapporteur du texte, le député vert allemand Jan Philipp Albrecht, n’y va pas par quatre chemins. “Les entreprises américaines de la Silicon Valley ne veulent pas de cette nouvelle règlementation.”
Depuis plusieurs mois, Google, Facebook, Apple, Amazon sont régulièrement accusés de jouer un rôle néfaste dans les discussions. Mais ces sociétés sont soutenues dans leur combat contre des règles trop avantageuses pour les citoyens par le gouvernement américain lui-même.
En juillet, le journal espagnol El Pais a publié une lettre adressée à la Commission européenne fin 2011 par les représentants américains à Bruxelles pour dire tout le mal qu’ils pensaient des projets de l’UE, avant même leur publication officielle.
Sur les 3000 amendements déposés par les députés, nombreux sont ceux qui ont été écrits ou inspirés par l'industrie, selon LobbyPlag. Edité par deux ONG autrichienne et allemande le site recense l'origine des amendements qui sont parfois des copier-coller des positions des sociétés américaines.
Celles-ci ne sont pas les seules à jouer de leur influence. Les ONG de défense des citoyens ou l'Association européenne des banques figurent en bonne place.
Lobby à plusieurs étages
Les acteurs de l’industrie, tous enregistrés dans le registre des lobbys de la Commission européenne, ont leurs bureaux à Bruxelles.
Parmi les principaux acteurs du dossier :
- Google : budget situé entre 1 et 1,25 million d'euros en 2012, rien que pour leur propre bureau (contre 600 000 en 2011 selon le journal Owni).
- Yahoo : concurrente directe de Google, l'entreprise a alloué entre 200 et 250 000 euros à son bureau européen en 2012 (contre seulement 150 à 200 000 euros en 2011).
- Amazon : pas de représentation propre, mais une sous-traitance via Brunswick Group LLP pour un montant allant de 100 à 150 000 euros par an.
- Facebook : entre 350 et 400 000 euros par an.
- Apple : son bureau bruxellois dispose d'un budget estimé entre 250 et 300 000 euros.
- Microsoft : depuis longtemps confrontée aux institutions européennes en raison de ses ennuis judiciaires au sujet du droit de la concurrence, l'entreprise américaine a une représentation à Bruxelles dotée d'un budget situé entre 450 et 475 000 euros par an.
- Blackberry : entre 300 et 350 000 euros par an.
- eBay : un bureau avec des moyens limités à 50 000 euros par an.
Si ces différentes entreprises travaillent séparément, elles savent aussi se regrouper, en particulier au sein de la Computer and Communication Industry Association (CCIA), dont elles sont quasiment toutes membres (Facebook, Google, Yahoo, Four-Square, etc.).
Son quartier général est situé à Washington et dépense entre 300 et 350 000 euros par an pour sa présence auprès des institutions européennes.
Situation unique
Pour le directeur de l’ONG “Digital Civil Rights in Europe” Joe McNamee, la campagne de lobbying actuellement en place à Bruxelles est très différente de ce qui se fait d’ordinaire.
“Les grandes entreprises, connues de tous, ou les fédérations auxquelles elles appartiennent, vont voir les plus petites pour les convaincre et leur demander d’aller à leur tour influencer les institutions”, explique-t-il. “D’ordinaire, on sait qui est qui, là, tout est flouté par cette stratégie multiple à grande échelle", ajoute-t-il.
Les élus se retrouvent ainsi assaillis d’interlocuteurs d’horizons différents mais tous opposés à la nouvelle règlementation, explique M. McNamee. “Si vous êtes un député à Bruxelles et que vous recevez le même discours de la part des grandes firmes, des petites, mais aussi d’associations diverses et variées, vous finissez par croire que le monde entier est contre cette nouvelle régulation. Alors que la réalité est différente.”
Organisation écran
Pour brouiller les pistes, certaines entreprises ont recours à des associations-écrans. A la suite d'une plainte de l’ONG Corporate Europe Observatory auprès de la Commission européenne en mai, la European Privacy Association (EPA) a été obligée de divulguer la liste de ses financeurs.
Cette structure dont le nom évoque la défense de la vie privée cache en réalité les mêmes entreprises qui vivent des données personnelles, c'est-à-dire Facebook, Google, Yahoo, pour ne citer que les plus importantes.
Le site Internet de la EPA assure pourtant que le “think tank” ne représente les intérêts “d’aucun secteur ou industrie”. Les frais d’adhésion sont fixés à 10 000 euros par an...
De plus, l’association est dirigée par Karin Riis Jorgensen. Députée européenne libérale danoise jusqu’en 2009, elle est depuis “senior adviser” pour le cabinet de conseil Kreab Gavin Anderson qui a pour client...Google.
Contre attaque citoyenne ?
A Bruxelles, l'influence n'est pas uniquement une question d'argent. Il faut aussi savoir recruter des personnes qui connaissent bien la machine européenne et disposent de leurs entrées.
Ainsi, le représentant de Microsoft est l’ancien ambassadeur de Malte auprès des institutions dans les années 1990 John Vassalo. Google a recruté Antoine Aubert, spécialiste de la propriété intellectuelle qui travaillait auparavant pour la Commission européenne. Quant au CCIA, il s’est aussi offert les services d’une ancienne eurodéputée socialiste allemande (1994-2009), Erika Mann.
Pour Joe McNamee, recruter d’anciens députés européens n’est pas forcément la meilleure des stratégies. “Leurs capacités sont limitées par leurs affinités politiques. Et il faut savoir que Bruxelles est un petit monde. Combien de faveurs peut-on obtenir avant de perdre en crédibilité ?” interroge l’observateur.
Face aux industriels et aux Etats-Unis, les moyens des défenseurs de la vie privée sur Internet sont bien plus faibles. Les principales organisations travaillant sur le sujet sont la European Digital Rights (budget annuel de 400 000 euros, dont 50 000 pour le lobbying) et la Quadrature du Net qui n'a pas de bureau permanent à Bruxelles (budget de 225 000 euros dont 50 000 dédiés aux actions de lobbying).
Cette dernière est connue pour avoir organisé la campagne anti-ACTA, qui a abouti au rejet du traité par le Parlement européen en juillet 2012 en utilisant le levier de la mobilisation citoyenne.