Rome, 1957. Les six États fondateurs de l’UE, dont la France et la Belgique, signent le traité fondateur de l’UE. Et l’une des premières compétences mises en commun est… la politique commerciale. Dans la logique d’une union douanière, disposer de tarifs identiques aux frontières est nécessaire.
Presque soixante ans plus tard, les droits de douane sont quasi nuls et les accords commerciaux portent aussi sur la protection des investissements ou la coopération dans le domaine des normes, mais le principe est toujours le même : la Commission négocie au nom de l’ensemble de l’UE.
Des États bien informés
Mais si l'exécutif européen est chargé des discussions directes avec les pays tiers, il n’est pas pour autant livré à lui-même. Bruxelles est en permanence sous la surveillance des États. Une fois le mandat de négociation d’un texte accordé à la Commission, une réunion du "comité de politique commerciale", CPC dans le jargon, se tient de façon hebdomadaire.
Les représentants de la Direction générale du commerce de la Commission et des envoyés de chaque pays s’y retrouvent. Lors des échanges, les négociateurs font le point sur les dernières avancées, les points de blocage, proposent de nouvelles stratégies, évoquent les difficultés. Les capitales en profitent aussi pour recadrer le cours des choses quand la négociation part dans une direction qui ne leur plaît pas.
"Dans ce genre d’échanges, il est rare que tout le monde soit content, ironise une source européenne. Mais en même temps, c'est très difficile de savoir ce que chacun pense réellement, il y a beaucoup de non-dits et certains savent mieux jouer que d'autres."
Dans les négociations commerciales, la Commission européenne se retrouve dans la position de devoir à la fois être flexible avec le pays avec lequel elle discute et être capable de convaincre les États de lui laisser des marges de compromis. Une situation plutôt inconfortable.
La Commission envoie aussi des documents de travail, souvent confidentiels ou en accès restreint, aux gouvernements ainsi qu’au Parlement européen. Une victoire acquise de haute lutte.
Mais à Paris, Berlin, Madrid ou Varsovie, rien n’oblige ensuite les ministères à partager ce qu’ils savent avec leurs députés ou sénateurs.
"Les pays avec une tradition parlementaire comme les Pays-Bas organisent des auditions du ministre et discutent beaucoup du sujet", note un observateur européen.
Selon la Constitution, le gouvernement est uniquement obligé de soumettre à l'Assemblée nationale et au Sénat, dès leur transmission au Conseil de l'Union européenne, les projets d'actes législatifs européens et les autres projets ou propositions d'actes de l'Union européenne. L'information des Parlements existe donc aussi pour les accords commerciaux. Mais, jusqu'à présent, elle était faible et se limitait au mandat de négociation et à des synthèses.
Mais l’organisation interne de la Belgique fait que la Wallonie ne pouvait ignorer l’état des discussions sur le Ceta. Avant de se rendre au CPC, le représentant belge se concerte avec les administrations régionales du pays, pour connaître leur position.
Autrement dit, les responsables politiques wallons pouvaient disposer d’informations de première main sur le Ceta et l’avancée des négociations et faire remonter, si nécessaire, leurs doléances. À l’époque, c’est-à-dire entre 2009 et 2013, les socialistes francophones étaient déjà au pouvoir à Namur. Et ce n’est qu’en 2014 qu’ils ont commencé à émettre publiquement des objections contre l’accord commercial.
Des Parlements historiquement détachés
Pourtant, le secrétaire d’État français chargé du Commerce extérieur l’affirme dans une interview : les Wallons ont été "mis devant le fait accompli".
S’il y a eu lacune d’information, qui est responsable : l’exécutif ou le législatif ? Un peu les deux.
Jean-Luc Sauron est l'auteur d'un récent ouvrage "Faites l'Europe pas la guerre" Réformer la France - Réorienter l'Europe, qui propose des mesures concrètes notamment sur l'implication des Parlements nationaux dans le processus de décision européen. Éditions Gualino, octobre 2016, 65 pages, 9 euros.
"C’est une vieille tradition assez répandue en Europe, en particulier en France, la négociation de la politique commerciale est la manne de l'exécutif et le législatif n’y est pour rien", explique le conseiller d’État, délégué au droit européen, Jean-Luc Sauron.
En France, cette logique date de la IIIe République.
Sous la Ve République c’est l’article 53 qui le prévoit.
"Les traités internationaux sont le fait du prince, et les assemblées se bornent à autoriser la ratification sans pouvoir rien modifier au texte", ajoute-t-il.
Et les Parlements ont laissé faire.
"Le gouvernement belge n’a peut-être pas bien fait son travail de transmission de l’information en amont, mais les députés wallons auraient pu se manifester en cours de procédure", estime Jean-Luc Sauron.
Le tournant du TTIP
À l’Assemblée nationale, la présidente de la commission des Affaires européennes de l’Assemblée nationale, l’écologiste Danielle Auroi le reconnaît : il a fallu attendre 2013 et le TTIP pour qu’ils s’emparent du sujet de la politique commerciale. Les députés ont alors tenté de rattraper leur retard par rapport à une société civile déjà mobilisée.
"Jusqu’au TTIP, toutes les négociations commerciales étaient confidentielles", explique Danielle Auroi.
Alors que la fronde des ONG dans plusieurs pays, notamment en Allemagne et en France, se fait plus pressante, la Commission européenne doit aussi changer de braquet.
"Les États ont fait valoir qu’il fallait que l’information circule mieux entre la Commission et nous", explique une source française.
À son arrivée au poste de commissaire au Commerce en 2014, Cécilia Malström prend d’ailleurs des initiatives pour instiller un peu de transparence pour les citoyens dans la négociation.
À l’Assemblée, la commission des Affaires européennes se mobilise désormais pour obtenir des renseignements et faire passer ses messages. Au Sénat, un groupe de suivi des négociations avec les États-Unis a été mis en place.
Et l’appareil d’État a un peu évolué. Le Secrétariat général des affaires européennes (SGAE), administration qui dépend du Premier ministre, envoie régulièrement des synthèses aux parlementaires.
Mais, depuis le TTIP, les élus sont surtout à égalité avec l’administration dans l’accès aux documents de négociations. Une salle spécifique, sous haute surveillance – il faut laisser son portable à l’entrée – existe au SGAE. Aux yeux des élus, l’accès est encore trop compliqué et les documents bien trop souvent en anglais.
La IIIe République, c’est fini
Quant à la société civile, elle se plaint du peu de rôle qu’on lui donne encore. Le gouvernement Ayrault a créé, en 2013, un "Comité de suivi stratégique des sujets de politique commerciale". Depuis 2014, ONG, syndicats et fédérations professionnelles peuvent y assister.
"À défaut de documents de travail substantiels, les échanges s’étirent en généralités et promesses d’expertises complémentaires", ont cependant regretté certains de leurs représentants en septembre 2015.
S’il est impossible de dire que tout le monde ignorait ce qui se passait dans la négociation sur le Ceta en Wallonie, cette affaire montre qu’un changement profond de méthode, amorcé avec le TTIP, s’impose.
"Sous la IIIe République, ce système de pilotage de l’exécutif était envisageable, car les traités internationaux n’avaient pas de réelles répercussions sur la population et l’activité. Aujourd’hui, c’est scandaleux, car ce n’est plus du tout le cas", estime Jean-Luc Sauron.
"La politique commerciale telle qu’elle a été menée est terminée", résume la députée européenne Pervenche Berès (PS).
"Cette affaire peut permettre aux Européens de se réapproprier la machine en trouvant un nouveau modèle de suivi de nos affaires internationales", conclut Jean-Luc Sauron. Un brin d’optimisme dans la noirceur ambiante.