« Pour…, contre…, rejeté. » « Pour…, contre…, adopté. » « Les amendements suivants tombent. Nous passons directement au compromis F. » « Nous avons ici un vote nominal. J’ouvre le vote, je ferme le vote. C’est adopté. » Cela fait longtemps que l’on ne l’a pas entendue, cette litanie des amendements, et que l’on n’a pas assisté au ballet des bras de députés européens qui se lèvent et se baissent au gré de la position de leur groupe sur les textes qu’ils votent, lors d’une séance plénière ou de commission pleine à craquer. Ni senti cette tension au moment des votes sur des amendements clés, ces lignes rouges qui vont déterminer le vote final.
Non, depuis le printemps 2020, les députés ne votent plus dans l’arène. Ils votent à distance (voir ci-contre). Dans une certaine mesure, ils ne votent plus vraiment. Il ne reste de ce rituel démocratique qu’un exercice méticuleux souvent réalisé par les collaborateurs.
C’est l’une des nombreuses conséquences de l’organisation du Parlement européen pendant la pandémie. Et comme le résume un collaborateur au sein du premier groupe politique de l’institution, le parti politique européen (PPE) : « C’est un sacré bazar. » Ce sentiment est partagé par la plupart des interlocuteurs de Contexte issus de différents groupes politiques et de différentes nationalités. Mais que se passe-t-il exactement ?
« On entre le vote sur la plateforme, puis le député signe »
Les témoignages recueillis par Contexte montrent en effet que ce sont avant tout les assistants parlementaires qui ont hérité de la charge de travail supplémentaire inhérente à ce fonctionnement à distance :
« On entre le vote sur la plateforme, puis le député signe », résume une assistante suédoise.
« Bien sûr, je suis chargé de la préparation du vote. Vous voulez fonctionner comment sinon ? On est trois connectés en même temps, avec mes collègues et on fait le "screening" de tous les amendements de la semaine. Et après discussions avec le député, on prépare le vote. On le rentre dans le logiciel. Puis notre député reçoit le PDF avec tous les votes et il signe. Les assistants sont de facto légataires du pouvoir de vote du député », décrit un collaborateur français.
« Les collaborateurs s’arrachent les cheveux. J’en ai vu partir très tard le soir à la veille d’un vote », confie-t-on chez les centristes du groupe Renew.
Certains témoignages vont même plus loin : « Entre nous, je doute qu’il y ait beaucoup de députés qui signent leur vote eux-mêmes. Tous les assistants ont accès aux boîtes de leur député », souffle un collaborateur du PPE.
« Et parfois, il y a des couacs. Des assistants se plantent sur un amendement à soutenir. Cela pose la question de la responsabilité du vote », raconte un assistant de la commission des Affaires juridiques, faisant écho à d’autres témoignages.
Surcharge de travail
« Normalement, quand on rentrait dans la salle de vote, le travail des assistants et des conseillers politiques était fini », décrit le député Pascal Durand (Renew). Mais le mode de scrutin extraordinaire a rendu indispensable l’intervention de ces derniers jusqu’au bout du processus, et a abouti à une surcharge de travail.
D’abord, parce que les plages horaires de vote se juxtaposent souvent avec les réunions auxquelles les députés sont supposés assister, comme on peut le voir dans l’ordre du jour de la séance plénière du 26 avril, par exemple.
« En théorie, le député est censé voter tout en assistant à sa commission », ajoute un assistant allemand.
De plus, ces votes électroniques sont nominaux. Des « roll-call votes » dans le jargon bruxellois. Autrement dit, le détail du choix de chaque député sur chaque amendement est enregistré, comme on peut le voir sur ce relevé de votes en plénière du 10 mars, qui fait plus de 500 pages ! D’habitude, ces votes nominaux sont demandés ponctuellement par les groupes, pour des amendements particulièrement importants ou à forte consonance politique, ou sur le scrutin relatif à l’ensemble d’un texte.
« Tous les votes deviennent des roll-call votes », témoigne un conseiller social-démocrate (S&D). « Sur les listes de votes, on doit s’exprimer sur tous les articles, même ceux couverts par un compromis, c’est plus fastidieux », explique un assistant italien au diapason de nombreux autres collaborateurs.
Ce système a parfois provoqué des embouteillages. Une réunion de la commission des Transports avait donné des sueurs froides aux députés, appelés à se prononcer le même jour sur environ 1 400 points de vote le 24 février. « C’était compliqué », se rappelle-t-on du côté des assistants comme du secrétariat.
Un problème politique ?
Le rôle important des assistants parlementaires à Bruxelles n’est pas une nouveauté. En temps normal, ce sont souvent eux, qui, la plupart du temps, rentrent les amendements dans le logiciel avant la date fatidique ou qui préparent les listes de vote, par exemple.
« L’assistant a de toute façon une délégation au nom du député pour faire de nombreuses choses, habituellement. Cela ne pose pas un problème juridique, mais plutôt un problème philosophique et politique », poursuit le collaborateur français. « Il y a des députés qui ne regardent plus les votes […] Cela pose un problème démocratique », s’inquiète un autre.
Plusieurs députés des principaux groupes, interrogés par Contexte, reconnaissent la masse de travail supplémentaire due au vote à distance, même si certains affirment s’en charger eux-mêmes, comme Pernille Weiss (PPE, Danemark) : « La préparation de la liste de vote prend plus de temps, mais je remplis moi-même mon bulletin et les collègues que je connais le font aussi. »
« Le vote final est celui du député. Mon équipe me signale parfois des amendements intéressants, qui ne sont pas nécessairement de mon groupe. Et c’est moi qui décide à la fin, explique le Français Pascal Durand (Renew). Même si c’est plus rare au Parlement européen, des députés qui ne s’intéressent pas à leur mandat et sont dépendants de leurs assistants, ça existe, de toute façon. Ce qui serait attentatoire, c’est qu’il y ait tant de travail sur la préparation des listes de votes qu’à la fin, les députés ne puissent pas les relire. Ce serait inquiétant car cela renforcerait la logique de groupe avec des votes en bloc, comme dans les parlements nationaux. »
Perte de sens
Gabriel Bischoff, sociale-démocrate allemande, rapporteure du règlement sur la modification du règlement du Parlement à l’aune du Covid, souligne aussi les limites de ce système à distance pour les députés :
« Le système de vote est très statique. Par exemple, il n’est plus possible de proposer des amendements oraux ou d’avoir des concertations de dernière minute. On ne peut pas vraiment participer aux débats en même temps. »
Ce sujet des votes est peut-être l’arbre qui cache la forêt : celui d’un Parlement qui a continué à fonctionner bon gré mal gré grâce aux outils numériques, mais qui se déshumanise, et la perte de sens que peuvent ressentir des députés qui vivent depuis plus d’un an dans cette ambiance. En particulier ceux qui exercent leur premier mandat démarré mi-2019 : environ 60 % d’entre eux.
« Beaucoup de mes collègues ressentent une frustration, et moi aussi parfois », confirme Pernille Weiss, qui a conduit trois sondages entre mars 2020 et mars 2021 auprès des députés PPE pour recueillir leurs témoignages sur ce qui va ou ne va pas en cette période.
C’est pourquoi la réflexion pour réformer le fonctionnement du Parlement européen, lancée par son président David Sassoli (S&D), tombe à pic. Elle devra aboutir à des recommandations à la fin de l’été pour dire quelles pratiques il faut garder de l’ère Covid.
Faut-il maintenir la possibilité de voter à distance ? Aucun des députés interrogés par Contexte n’a estimé que ce serait une bonne chose.
Système de vote à distance
Depuis le 20 mars 2020, le bureau du Parlement a adopté une décision pour mettre en place un « système de vote électronique de substitution », via une application en ligne. L’ouverture du scrutin et l’heure de sa clôture sont annoncées en séance. Une plage de plusieurs heures plus longue que pour les votes habituels est accordée aux députés. Les amendements sont adoptés un jour, et le vote final le lendemain ou le surlendemain, la plupart du temps.
Ce système a été modifié une nouvelle fois dans la décision du 8 février 2021 mise en œuvre le 8 mars, « eu égard », notamment « à l’évolution technologique et à l’expérience acquise depuis mars 2020 ». Elle précise que :
« Le bulletin de vote comporte également une déclaration sur l’honneur au-dessus de l’espace réservé à la signature du député par laquelle il déclare avoir voté individuellement et personnellement. […] Seules les signatures manuscrites ou effectuées à l’aide d’un stylet pour écran tactile seront acceptées. Un bulletin signé au moyen de tout autre système ou application ne sera pas accepté. »