Depuis 2010, les pays de la zone euro se sont surtout attachés à réduire leur déficit public. Pensez-vous qu’il y a désormais une inflexion politique plus favorable à l’investissement ?
Il apparaît effectivement que l’on cesse d'associer systématiquement l’investissement à l’idée d’une dépense publique excessive.
Il est d'ailleurs important de faire émerger un certain nombre de faits. L’investissement peut améliorer la productivité dans le secteur privé et ne pas tenir le rythme peut entraîner un décrochage en termes de développement technologique.
Aujourd'hui dans la zone euro, l’investissement public équivaut à 2% du PIB, c’est vraiment peu dans le paysage mondial et cette proportion n’a cessé de baisser depuis 30 ans. De plus, ce phénomène a coïncidé avec des épisodes de consolidation budgétaire.
Mais l'inflexion que l'on constate à présent dans les discours doit se traduire en un projet de politique économique praticable.
D’où la transformation de la Banque européenne d’investissement (BEI) que vous préconisez. Les outils existants ne sont-ils pas satisfaisants ?
La BEI fait essentiellement du prêt. Or, le manque le plus flagrant se manifeste aujourd’hui sur les fonds propres (equity), pour lesquels nous avons besoin d’un marché européen. Le Fonds européen d’investissement (FEI) y participe, mais il est tout petit. D'où la nécessité de mettre en place un nouvel outil.
Concrètement, en quoi consisterait-il ?
Le but serait que les pays de la zone euro souscrivent à un fonds à hauteur de 2% du PIB. Le secteur privé serait également amené à l’abonder, ce qui permettrait d’atteindre 4% du PIB, tout en contournant les blocages politiques rencontrés aujourd’hui dans la gouvernance de la BEI, détenue intégralement par les États.
En partant du principe que l’encours peut représenter jusqu’à deux fois et demi le capital souscrit de la Banque européenne d’investissement, le bilan du fonds serait d’un trillion, soit 10% du PIB, (le double de celui de la BEI, ndlr).
Comment le rôle de la BEI serait-il amené à évoluer ?
On peut changer assez profondément la BEI en la faisant interagir avec les banques publiques d’investissement des différents États, telles que la Caisse des dépôts en France, la KfW en Allemagne, la Cassa depositi en Italie, ICO en Espagne etc (voir schéma ci-dessous). Les fonds structurels pourraient aussi être associés à cette dynamique (voir ci-contre).
Un débat émerge sur l'emploi des fonds structurels : historiquement utilisés sous forme de subventions classiques, ils pourraient à l'avenir servir de garanties adossées à des prêts.
L’idée est d’avoir un fonds qui émette des obligations – (ce qui ne correspond pas à un eurobond, je tiens à le signaler) tout en étant capable de canaliser l’épargne. Typiquement, la BEI n’est pas aujourd’hui en mesure de centraliser l’épargne nationale pour la redistribuer sous forme d’investissements. Cela impliquerait d’avoir un produit d’épargne européen proposé en parallèle du livret A. Cette idée serait très concrète pour les citoyens.
Aujourd'hui, nous avons une constellation d’outils qui n’est pas cohérente. Il faut les mettre en commun, les coordonner, ce qui peut permettre d’avoir un impact nettement supérieur, avec des effets d’entraînement des investisseurs privés, qui s’engageront dans un projet s’il y a un appui public.
Les problématiques qui apparaissent dans le radar politique, comme le numérique ou le capital humain, pourraient servir de support à des projets transnationaux. On pourrait même penser à construire des classes d’actifs pour la mobilité des Européens.
Serait-ce également un moyen d’inciter l’Allemagne à investir ?
Effectivement, il y a des besoins importants d’investissements en infrastructures dans ce pays. Le but est de montrer que tout le monde peut y gagner et que la canalisation des flux d’épargne peut aussi profiter à l’Allemagne.
Vous recommandez néanmoins que ces moyens financiers soient octroyés aux Etats qui entreprennent des réformes, selon le principe de « conditionnalité ». Ce serait comme une sorte de deuxième FMI, en quelque sorte…
Ou une deuxième banque mondiale plutôt ! Car le fonds vise moins la stabilité financière que le développement. Il est vrai qu’avec la crise de la zone euro le terme de « conditionnalité » est désormais marqué, il faut être prudent avec l’usage de ce mot…
Mais aujourd’hui, la BEI octroie des prêts indépendamment des réformes menées par les États…
Notre idée repose sur le fait qu’un investissement est productif si certains pré-requis sont remplis. Je ne parle pas des questions d’État de droit, de corruption ou de confiscation des fonds, qui se posent plus à l’échelle mondiale, dans les pays en grande difficulté.
Ici, il s’agit d’inciter à mener les réformes qui se posent pour les pays riches ! Je pense qu’il est possible d’avoir un dénominateur commun sur ce qu'il faut faire. La vraie question est de savoir qui vérifie qu’elles sont bien menées. Il peut y avoir un débat profond. D’autant plus que si ce genre de critères rentre dans un contrat financier, on expose les débiteurs à certaines mesures si les conditions du contrat ne sont pas remplies…
L’envergure du projet nécessitera une réforme des traités…
Oui, mais on peut procéder de manière graduelle. Il est possible d’avancer sur le statut des banques publiques d’investissement et de la BEI sans rouvrir les traités. Ensuite, on peut se donner un cap à moyen terme. La révision des traités interviendra de toute façon tôt ou tard.
Votre projet peut être concurrencé par celui sur l’assurance-chômage européenne, dont on entend beaucoup parler à Bruxelles…
C’est un cheval de bataille de Bercy et le dossier fait son chemin. Mais je ne suis pas une grande fan de l’assurance-chômage européenne. S’il doit y avoir des arbitrages entre cette option et un système pan-européen d’investissement, c’est ce dernier qu’il faut choisir.
L’idée a plus de chance d’emporter l’adhésion de la majorité des États que l’assurance-chômage, qui s'aventure sur le terrain délicat des transferts fiscaux et de la redistribution pérenne entre les États de la zone euro.
Le projet sur les investissements n’est pas du tout dans le même registre. Il consiste à réfléchir sur les conditions qui doivent être remplies pour assurer le financement de l’économie sur des décennies.
L’assurance-chômage est une politique purement contra-cyclique, quand l’investissement est une politique structurelle, qui peut aussi avoir des effets contra-cycliques. On combine les deux effets.