C’est vertigineux, un destin qui bifurque. Celui de Cyril Piquemal s’est joué en partie en 2012, au moment où se profilent les élections législatives qui suivront la victoire annoncée de François Hollande. Le jeune diplomate, alors en poste à Bruxelles, songe à se présenter en qualité de suppléant dans la quatrième circonscription des Pyrénées-Atlantiques, ce coin de Béarn où règne Jean Lassalle depuis dix ans. C’est aussi la terre où a grandi Cyril Piquemal, son accent atteste encore aujourd’hui de ses origines basco-béarnaises.
Une rencontre est organisée avec le candidat investi par le PS, François Maïtia. Ce dernier décèle de « très grandes qualités » chez le jeune homme et lui prête déjà un avenir d’élu local – il faudra bientôt reconquérir la mairie de Mauléon-Licharre (3 000 habitants), perdue par les socialistes locaux en 2008. Mais, tout bien réfléchi, François Maïtia fait le choix d’une maire du cru, déjà implantée dans la vallée d’Aspe. En juin 2012, le tandem perd d’un rien face à Jean Lassalle. À partir de là, le vieux conseiller général perd la trace de Cyril Piquemal.
Dix ans plus tard, le désormais quadragénaire n’a rien d’un petit baron socialiste. Il est revenu vivre à Bruxelles, où il vient d’être nommé numéro deux de l’ambassade de France auprès de l’UE. L’un des postes les plus techniques de la diplomatie française, puisqu’il s’agit de négocier avec ses 26 homologues européens des textes législatifs d’une complexité parfois inhumaine, dans les domaines de l’énergie, de l’environnement, des transports ou du numérique. Il porte le costume qui sied à son titre, jongle chaque jour entre le français et l’anglais et fait la navette entre l’immeuble de bureaux où siège la représentation permanente de la France et le Conseil de l’UE, le bunker où s’enferment les ambassadeurs adjoints pour mener leurs tractations feutrées. Les façades sont ternes, le ciel est bas, le Béarn à des années-lumière.
« Diplo à visage humain »
Cyril Piquemal est arrivé là précédé d’une réputation flatteuse au Quai d’Orsay. « Il est connu comme le loup blanc dans la filière européenne », observe un diplomate, qui le côtoie de loin en loin depuis quinze ans. Ce sont d’ailleurs ses états de service, à Bruxelles au début des années 2010, puis au consulat général de Barcelone et enfin dans l’administration centrale, qui lui ont permis de décrocher le poste. Aux dépens de l’autre finaliste, Sophie Martin-Lang, plus proche collaboratrice de l’ambassadeur et maître d’œuvre de la diplomatie européenne de la France, Philippe Léglise-Costa.
Représentant permanent et représentant permanent adjoint, quelle différence ? À Bruxelles, les ambassadeurs – Philippe Léglise-Costa pour la France – siègent aux réunions du Coreper 2 (pour comité des représentants permanents), qui traitent des affaires étrangères, des questions économiques et financières, de la justice et des « affaires générales », autrement dit des sujets considérés comme les plus politiques et souvent les plus exposés. Ils sont assistés d’un conseiller « Antici », qui leur sert de bras droit au quotidien. Le représentant permanent adjoint siège au Coreper 1, l’instance où se négocient les textes souvent jugés les plus techniques. Mais ces dossiers recèlent la plupart du temps des enjeux hautement politiques, comme ceux sur les limites d’émission de CO₂ des voitures ou la régulation du numérique.
La tâche est loin d’être aisée : il faut succéder à Fabrice Dubreuil, dont le mandat de cinq ans a culminé avec la présidence française du Conseil de l’UE, au premier semestre 2022. Sa réussite se mesure aux dizaines de compromis politiques arrachés durant ces six mois. Les deux hommes ne manquent pas de points communs : ils ont tous les deux fait leurs armes dans la filière européenne et affichent un profil de « diplos à visage humain », « empathiques » et « proches de leurs équipes », selon un bon connaisseur du Quai d’Orsay.
Goût pour la joute verbale
Un autre haut fonctionnaire le décrit en « diplomate qui va au combat ». « Ce n’est pas l’image traditionnelle de l’ambassadeur en poste dans des pays exotiques, qui organise des réceptions et fait des ronds de jambe aux dirigeants locaux », ajoute-t-il.
Cyril Piquemal laisse cette même image de gros travailleur à ses homologues des Vingt-Sept, avec qui il a déjà passé des dizaines d’heures en vase clos depuis son arrivée, début septembre. Le nouveau représentant français « connaît bien ses dossiers », il est « très clair et structuré », peut-être plus encore que Fabrice Dubreuil, qui « partait parfois dans des considérations un peu philosophiques », dixit le représentant permanent adjoint d’un pays étranger.
Parmi ses nouveaux camarades de jeu, qui sait d’où lui vient ce goût pour la joute verbale ? Qui a eu vent de la première existence de Cyril Piquemal, arrivé à la diplomatie « par hasard » ? Il faut remonter à ses années d’apprentissage pour comprendre comment s’est formée cette vocation de diplomate-négociateur.
Chevelure foisonnante
Il y a d’abord Sciences Po Paris. Le jeune étudiant profite de son séjour rue Saint-Guillaume pour faire un stage à la CGT. La centrale n’est pas le débouché le plus naturel pour un jeune ambitieux monté à Paris, mais lui a hérité, par ses grands-parents ouvriers, d’une culture syndicale, à gauche toute. Durant six mois, le stagiaire assiste Maryse Dumas, numéro deux de Bernard Thibault et négociatrice en chef de la confédération. Nous sommes à l’aube des années 2000, syndicats et patronat ferraillent sur la « refondation complète du système de relations sociales », que le président du Medef, Ernest-Antoine Seillière, a récemment appelée de ses vœux. « J’ai appris là une partie de mon futur métier de diplomate, parce que j’ai eu la chance d’être l’observateur de négociations interprofessionnelles difficiles et à très fort enjeu », se souvient-il.
Puis l’ENA. Ses camarades de la promo 2006 le dépeignent en étudiant charismatique. Certes, il n’y a pas, dans cette bande-là, la constellation de stars en devenir qui ont fait la renommée de la promotion Léopold-Sédar-Senghor diplômée deux ans auparavant, celle d’Emmanuel Macron pour n’en citer qu’un. Mais tout de même, on le remarque, avec sa chevelure plus foisonnante que les autres, son rire qui résonne dans les couloirs et, déjà, ce penchant pour le débat.
Il s’exerce sur le sujet politique le plus brûlant du moment, la campagne du référendum de 2005 sur le projet de Constitution européenne. Cyril Piquemal milite pour le « oui » face à la poignée d’étudiants souverainistes de la promo, peu nombreux mais qui s’offrent comme des sparring-partners de choix. « Dans ces cas-là, il est très vif, il se considère comme en mission et essaie de détruire les arguments de l’adversaire », se souvient un condisciple.
Refaire le monde
À Strasbourg, il a aussi cette habitude de refaire le monde jusqu’à une heure avancée de la nuit au bar des Aviateurs, comme il le fera plus tard sur les terrasses parisiennes ou Chez Franz, ce troquet charmant des quartiers chics de Bruxelles. Bref, il a la politique « dans le sang », dit-il à un ami rencontré à l’ENA.
À la sortie, il opte pour la diplomatie, après s’être pourtant imaginé une carrière dans la préfectorale. Un choix effectué par la grâce du classement de fin d’études et d’un stage à l’ambassade de France au Sénégal. Mais aussi un choix tactique : le Quai d’Orsay lui laissera plus facilement les mains libres pour s’essayer à la politique, qui le démange depuis si longtemps. À vrai dire, il s’y est déjà frotté : parallèlement à Sciences Po, il a joué les assistants parlementaires à temps partiel pour le compte de Ségolène Royal et il a continué par la suite à lui faire parvenir des notes.
Les choses sérieuses commencent véritablement en 2008 : la candidate défaite à la présidentielle un an auparavant veut mettre la main sur l’appareil socialiste, qui lui demeure hostile. Ségolène Royal compose un commando pour parvenir à ses fins au congrès de Reims, programmé en novembre 2008. Cyril Piquemal sera son directeur de cabinet, rémunéré par l’association Désirs d’avenir. Cette aventure, si atypique sur son CV, tourne court : le congrès finit en pugilat, l’un des plus sanglants de l’histoire du Parti socialiste. Jean-Luc Mélenchon claque la porte du PS et Martine Aubry l’emporte sur fond d’accusations de tricherie. Bientôt, la petite équipe du boulevard Raspail s’éparpille.
À en croire Cyril Piquemal, il reste quelque chose de ce compagnonnage avec Ségolène Royal. « C’est quelqu’un qui m’a beaucoup appris, qui avait un instinct politique très fort, une volonté aussi de renouveler le débat d’idées politique », dit-il.
Popote de l’Élysée
Retour à la diplomatie, donc, après ces deux années de disponibilité. Une fois rentré à son port d’attache, Cyril Piquemal emprunte une voie plus traditionnelle : il est d’abord nommé au poste d’« Antici » à la représentation permanente auprès de l’UE – le bras droit de l’ambassadeur en sabir bruxellois. Lui, le jeune, « l’énergique », forme un duo complémentaire avec le « matois » et « très calme » Philippe Étienne, d’après un expert attaché à la RP en même temps qu’eux.
Vient ensuite son passage au cabinet de François Hollande à l’Élysée, où il joue deux rôles à la fois : préparer les entretiens bilatéraux du chef de l’État avec les dirigeants européens et réfléchir aux « enjeux globaux », comme l’aide au développement et les affaires culturelles internationales. La politique n’est jamais loin ; elle s’invite d’ailleurs souvent dans ses discussions à la « popote », la cantine réservée aux conseillers dont il est l’un des plus fidèles habitués à cette époque – il faut dire qu’elle a l’avantage de se trouver dans le même bâtiment que la cellule diplomatique.
À ce jour, ce détour de trois ans par l’Élysée demeure sa dernière incursion en politique. Un passé qui, dans son travail de diplomate, l’aide « à se concentrer sur l’essentiel, ce sur quoi on a besoin que le responsable politique mette tout son poids », juge-t-il. Et puis « ça le rend plus humain que les machines administratives qui suivent la voie royale », selon un vieux collègue de la RP, à l’époque où il était Antici.
Petit exploit
Ses deux expériences suivantes sont des plus classiques dans un parcours de diplomate, d’abord à Barcelone puis à la direction des affaires européennes du Quai d’Orsay, à partir de 2020. En théorie, il est l’adjoint du directeur, David Cvach. Dans la pratique, les deux fonctionnent en duo et se répartissent les dossiers presque indifféremment, au point d’être « interchangeables », selon un autre ancien de la Direction de l’Union européenne.
C’est là que Cyril Piquemal signe peut-être son plus haut fait d’arme : en tandem avec Alexandre Adam, conseiller Europe d’Emmanuel Macron, il renoue le contact entre la Bulgarie et la Macédoine du Nord. Les discussions permettent d’aplanir un vieux différend entre les deux pays, en pleine présidence française du Conseil de l’UE, et de relancer le processus d’adhésion de la Macédoine et de l’Albanie, jusque-là complètement embourbé.
Ce succès diplomatique, qui paraissait hors d’atteinte selon certains de ses collègues de bureau, est la preuve qu’il sait plonger dans des « dossiers hyperpointus » tout en gardant « cette capacité à prendre du recul et à conserver une vision stratégique », juge l’un de ceux qui l’ont vu à l’œuvre.
« Tout dans son parcours jusqu’à présent montre qu’il a les qualités » pour devenir un jour représentant permanent, selon un diplomate. C’est même la suite logique de sa carrière, si l’on juge par la lignée des ambassadeurs français qui ont défilé à Bruxelles : beaucoup – Pierre Sellal, Philippe Étienne et Philippe Léglise-Costa – ont d’abord occupé un poste d’adjoint avant d’accéder à la représentation permanente, couronnement d’une carrière dans la filière européenne. Certes. Mais Cyril Piquemal jure ne pas croire au destin.
Sa carrière en dates
2006 : sortie de l’ENA et entrée au Quai d’Orsay
2008 : directeur de cabinet de Ségolène Royal
2010 : conseiller « Antici » à la représentation permanente de la France auprès de l’UE
2014 : conseiller de François Hollande à l’Élysée
2017 : consul général à Barcelone
2020 : directeur adjoint de l’Union européenne au Quai d’Orsay
2022 : représentant permanent adjoint à Bruxelles
Les sujets prioritaires de ses premiers mois à la RP
« La fin des trilogues fit-for-55 [le paquet climat, Ndlr] et j’y associe évidemment les mesures dans le domaine de l’énergie qui sont liées, dans le contexte de guerre en Ukraine, à la fois pour répondre aux urgences et pour préparer l’avenir.
Ensuite, dans le champ numérique au sens large, le Chips Act [un projet de règlement sur les semi-conducteurs], est très important parce que c’est là aussi une matérialisation de la volonté de l’Europe d’être moins dépendante et une illustration de cette ambition européenne de souveraineté stratégique, qui fut la pierre angulaire du sommet de Versailles [en mars 2022].
Dans cette même filiation, on pourrait aussi citer le règlement sur les batteries, en négociation avec le Parlement européen. Très prochainement, et dans le même esprit, il y aura la proposition de règlement de la Commission sur les matières premières critiques. »