« Il y a encore quelque temps, contacter le Front national était inenvisageable », se rappelle l’associé d’un cabinet de lobbying parisien. Les scores du parti d’extrême droite aux élections municipales, européennes et régionales ont depuis changé la donne (lire l'encadré à droite).
En amont de l’élection présidentielle, entreprises et fédérations ont d’ores et déjà à cœur de faire connaître leurs problématiques à ceux qui élaborent les programmes, FN compris. Pourtant, le pragmatisme et les considérations de réputation sont dans tous les esprits.
Travailler avec le Front national est un « arbitrage politique », juge, peu à l'aise, Cédric Musso, directeur de l'action politique de l'UFC-Que choisir.
Les entreprises ont d’ailleurs accepté de témoigner seulement sous couvert d’anonymat.
Les fédérations assument
Les grandes fédérations ont depuis longtemps à cœur de s’adresser ouvertement à tous les candidats à l’élection présidentielle. Dès 2012, la FNSEA (syndicat d’exploitants agricoles) a fait ses propositions à Marine Le Pen, dans la villa de Jean-Marie Le Pen à Montretout.
« Nous ne pratiquons aucun ostracisme », revendique-t-on à la puissante fédération agricole, dont les membres sont de plus en plus tentés par le vote FN.
Même son de cloche à la Fédération française du bâtiment : « Nous rencontrons les candidats de tous les partis. »
Joëlle Mélin, eurodéputée et responsable des comités d’action programmatiques du FN a ainsi été invitée, il y a quelques semaines, à Dijon par le conseil régional de l’ordre des pharmaciens au sujet du projet de Marine Le Pen.
Du côté des entreprises et des cabinets de lobbying, traiter ou non avec le FN relève parfois du dilemme : tisser des liens avec des élus toujours « diabolisés » peut nuire à leur image.
Mais s’abstenir de les approcher, c’est risquer de les voir s’exprimer sur des dossiers qu'ils ne maîtrisent pas. Ce qui peut être tout aussi dévastateur. Et le problème se complexifie encore : « Il faudrait veiller à ce qu’ils n’utilisent pas contre nous les arguments que nous leur fournirions », indique la directrice des affaires publiques d'une grande entreprise du CAC40.
« Hors mise en cause directe de nos clients par ses représentants, nous n’avons pas de raison de contacter ce parti », soutient un associé d'un cabinet d’influence.
Quand il s’agit de monter au créneau pour défendre un sujet au niveau national ou européen, les entreprises préfèrent s’en remettre à leur fédération professionnelle. Cependant, il arrive que la divergence des intérêts soit trop forte ou la fédération affaiblie. Dans ce cas, l’entreprise peut se retrouver en première ligne.
De manière générale, seule la question des rapports avec les élus au niveau local est de nature à préoccuper. Les parlementaires des circonscriptions sur lesquelles sont implantés les lieux de production et de commercialisation sont censés être des interlocuteurs naturels pour les entreprises.
Mais, là encore, le contournement existe :
Outre les deux députés estampillés FN, le parti et ses alliés revendiquent deux sénateurs et onze mairies – dont le 7e secteur de Marseille, remporté par le sénateur-maire Stéphane Ravier. Marion Maréchal-Le Pen (Vaucluse) et Gilbert Collard (Gard) ont été élus sous l'étiquette de la coalition Rassemblement Bleu Marine, qui regroupe le Front national et des petits partis proches. Stéphane Ravier (Bouches-du-Rhône) et David Rachline (Var) ont rejoint les bancs du Sénat en septembre 2014.
« Si le député n’est pas dynamique ou ne s’investit pas sur les sujets, on contacte celui de la circonscription voisine où vivent parfois une grande partie des employés », argue-t-on.
Dédiabolisation, mais inefficacité politique
« Si toutes “nos” circonscriptions sont remportées par le FN, ce sera compliqué » concède, dubitative, une directrice des affaires publiques dont l’entreprise compte une dizaine d’usines en France. Aucune des personnes interrogées par Contexte n’imagine cependant que le Front national puisse se trouver en position de force au Parlement français.
Sauf s'ils sont majoritaires ou membres d'une coalition, l'arrivée de nouveaux parlementaires frontistes ne renforcera pas nécessairement leur poids politique à l'Assemblée : les élections des présidents de commission et de groupe d’études, qui disposent d’une réelle influence politique, ont lieu à la proportionnelle.
« Même s’il y a un groupe FN à l’Assemblée nationale ou au Sénat, ses propositions de loi et rapports ne seront pas adoptés », assure Fabrice Alexandre.
Le président de l’Association française des conseils en lobbying (AFCL) s’appuie sur l’exemple du Parlement européen : « Les eurodéputés frontistes sont systématiquement mis hors jeu lors de l’attribution des rapports » par les autres partis « de manière délibérée ».
L’un de ses confrères résume :
« S’ils ont des responsabilités, on ne peut pas faire comme s’ils n’existaient pas, mais il faut que ce soit réellement justifié par leur poids politique. »
Il précise : « Si un client proposait de faire passer une idée par le Front national parce que personne d’autre n’en veut, on lui ferait valoir que cela n’a que peu de chances d’être efficace. »
Manque de sérieux des élus
FN ou pas, les représentants d’intérêts n’ont pas vocation à travailler avec tous les députés. « Nous en voyons une vingtaine qui travaillent sur nos sujets », explique la responsable des affaires publiques « Europe » d’un groupe industriel mondial, qui ne s’attend pas à avoir d’experts parmi les élus frontistes.
Leur rôle sera d’autant plus mineur que le vrai travail d’influence se fait en grande partie en amont de la présentation du texte. « Notre relation avec l’opposition vise essentiellement à la “sécuriser” », poursuit-elle. En d'autres termes, veiller à ce qu'aucun lobby adverse ne sape le travail.
En 1986, l’élection de 35 députés Front national à la proportionnelle a permis la constitution d’un groupe, se souvient Dominique Bussereau — déjà député UDF de la Charente-Maritime. La formation était composée de « deux types de personnes », rappelle-t-il : « Les gens propres sur eux, mégrétistes et transfuges du RPR, et toute une série de “grandes gueules” issues de la tradition de l’extrême droite française. »
La Ve République a connu une très brève expérience de proportionnelle intégrale à l'échelle départementale pour l'élection des députés. La modification du code électoral décidée par François Mitterrand en 1985 a conduit à la première cohabitation l'année suivante. Le Premier ministre, Jacques Chirac, porté par la vague bleue, s'est empressé de rétablir le scrutin majoritaire uninominal à deux tours.
« Je n’ai pas souvenir qu’ils aient joué un rôle constructif dans l’élaboration des textes, ils étaient surtout là pour chipoter sur des détails. »
Le Front national installé dans les intentions de vote des Français
Si l’on se réfère à ses scores aux élections européennes (2014) et régionales (2015), l’entrée de nouveaux députés frontistes à l’Assemblée nationale est un scénario plausible, malgré l’écueil du mode de scrutin majoritaire.
En mai 2014, le parti avait remporté 25,1 % des suffrages et obtenu 24 sièges au Parlement européen (sur 74). L’année suivante, le Front national ne gagne aucune région, mais arrive en tête dans six d’entre elles au premier tour et totalise 6,82 millions de voix au second tour.
Fort d’un soutien notable au nord et au sud-est du pays, le FN se prend à rêver de constituer un groupe politique au Palais Bourbon, c’est-à-dire de réunir au moins 15 députés. De même, les grands électeurs pourraient permettre en septembre l’arrivée de nouveaux sénateurs Front national, à l’occasion du renouvellement partiel de la Chambre haute. Fixé à 10 pour le Sénat, le nombre d’élus requis pour la formation de groupes politiques avec les moyens inhérents sera potentiellement atteint.