Ils sont 732 à l'Assemblée nationale, environ 400 au Sénat et 1557 à Bruxelles, dont plus de 100 Français. De loin, ces bataillons voués à accompagner les parlementaires français ou européens semblent former une silhouette homogène : trentenaires soignés au CV ripoliné, Bac + 5 et formation en sciences politiques.
Rythmé par la gestion de l’agenda ou l’envoi des courriers, le travail législatif, les appels incessants et les turpitudes de la vie politique, le quotidien des assistants parlementaires est aussi conditionné par la personnalité même de "leur" élu : "Le mien est un trublion", "la mienne n’est pas très connue", "sa fille a deux ans de moins que moi", "le sien est insupportable".
"Le Parlement européen, c'est quoi ?"
Autant d'expériences humaines comparables qui se heurtent pourtant à l’épaisseur de la frontière entre le Palais Bourbon et le "Caprice des Dieux" à Bruxelles. Quelques semaines avant de partir à Marseille, où se sont tenues les journées écologistes fin août, l’un des assistants de l'eurodéputée écologiste Karima Delli se réjouissait de pouvoir enfin rencontrer ses homologues parisiens : "On ne se connaît pas du tout", avoue-t-il.
"Le Parlement européen, c'est quoi ?", ironise l'ancien collaborateur d'un député UMP, qui garde un souvenir amusé d'une tentative avortée de déplacement de son élu à Bruxelles. "L'aller-retour en Thalys n'entrait pas en compte dans les huit déplacements hors circonscription qu’il pouvait se faire rembourser chaque année."
Cette étanchéité entre les deux familles d'assistants surprend parfois. Elle est d'autant plus "ridicule" que les textes européens "arrivent sur la table de l'Assemblée nationale quelques mois plus tard", réagit Marthe-Louise Boye, au service de l'eurodéputée UMP Agnès Lebrun.
A 28 ans, cette assistante espère mettre de l'huile dans les rouages avec ses collègues parisiens. En avril, une trentaine de collaborateurs de députés sont partis en "formation" à Bruxelles, avec pour professeurs Michel Barnier et quelques élus européens.
Le 12 septembre, une délégation de collaborateurs européens est attendue à l'Assemblée nationale pour "le match retour".
Mieux payés
S'ils se côtoyaient davantage, les assistants parisiens verraient que leurs homologues à Bruxelles ont parfois la vie plus facile. Avec 21 209 euros par mois, les députés européens ont largement de quoi rémunérer les trois attachés qu'ils recrutent en moyenne, dont deux sont à Bruxelles et un en circonscription.
Côté français, l'enveloppe des députés atteint péniblement 9 504 euros. Certains élus trouvent une parade, à l'image de René Dosière (PS) ou d'Estelle Grelier (PS), qui ont choisi de ponctionner une partie de leurs indemnités de frais de mandat (IRFM) pour rémunérer leurs collaborateurs avec plus d'aisance.
Souvent mieux payés, les assistants bruxellois semblent accomplir leurs missions dans de meilleures conditions : lorsqu'elle légifère, l'UE prend son temps. Les équipes des eurodéputés peuvent ainsi mitonner des amendements pendant deux bons mois, quand celles des députés ont seulement quelques jours pour se retourner. La conséquence du déploiement au pas de charge de l'agenda de l'exécutif.
"J’ai été très surprise en arrivant"
"La loi sur le logement a été discutée très vite, un jeudi soir, alors que beaucoup de députés étaient repartis en circonscription. Le mien n'a même pas pu défendre son amendement", rapporte l'assistante d'un élu nostalgique de son mandat au Parlement de Strasbourg.
Pétrie par le protocole, l'institution française affiche un manque de considération pour ces petites mains, déclarées persona non grata dans les commissions parlementaires. "On les regarde en streaming", se consolent-ils. Mais beaucoup de ces réunions se tiennent encore hors caméra...
Une situation impensable au Parlement européen : "Je peux aller partout", estime Olivier Plumandon, collaborateur de Younous Omarjee, eurodéputé du Front de gauche.
Cette différence de traitement entre les assistants des différentes institutions rejaillit sur le rapport entretenu avec les fonctionnaires.
Au Palais Bourbon, les administrateurs sont une pièce-maîtresse de l’édifice législatif : ils rédigent les rapports, les amendements, secondent les élus en leur apportant une expertise technique, ce qui concourt à éclipser les assistants. "J’ai été très surprise en arrivant, raconte la collaboratrice d’une députée socialiste élue en 2012. En gros, on n’existait pas et les administrateurs avaient le réflexe d’appeler le député sur son portable."
Une situation moins flagrante au Sénat, où les assistants auraient plus de marge de manoeuvre dans la préparation des amendements. Dans une institution aux racines conservatrices, les élus de gauches restent "méfiants à l'égard des administrateurs", dont "la plupart" sont classés "à droite", glisse l'ex-collaboratrice d'un sénateur.
"On sort des dossiers que personne ne comprend"
Le Parlement européen dispose aussi d’une équipe de hauts fonctionnaires, mais ces derniers sont le maillon d’une chaîne où le jeu d’influence est également ouvert aux conseillers des groupes politiques et aux assistants des élus. "Il y a peu de formalisme, peu de traditions au Parlement européen", remarque Olivier Plumandon.
Le fonctionnement même de l’institution a d’ailleurs tendance à renforcer le lien privilégié entre l’élu et ses collaborateurs. Dans une instance transnationale, où l’échange avec les administrateurs ne se fera pas forcément dans la langue de l’eurodéputé, "la confiance directe vient du lien avec l’assistant", observe-t-il.
S’ajoute une relation plus distendue avec l’appareil du parti. "Au quotidien, on crée des lignes politiques en collaboration avec nos députés, on sort des dossiers que personne ne comprend sans être forcément chapeautés par nos partis politiques nationaux, car les questions européennes restent en grande partie délaissées ou incomprises."
Dans une instance où le parti majoritaire a besoin des voix de l’opposition pour que les textes soient votés, ce travail de l’ombre s’opère en brisant les frontières habituelles entre les familles politiques. En France "c’est la majorité qui va définir des accords en interne. Au final, les compromis, nous les faisons entre nous", ironise l’assistante d’une élue PS.
Erasmus pour adultes
Ce fonctionnement en silo se reflète dans les relations que les assistants entretiennent entre eux. A Paris, rares sont ceux qui prennent langue avec les assistants d’un autre bord politique. "On ne se fréquente pas", constate simplement la collaboratrice d'un député PS.
Tout le contraire des "assistants-expats" à Bruxelles, qui "ont fait les mêmes études, au même endroit, vivent en colloc, ont les mêmes références et sont dans un Erasmus pour adultes", décrit Brice Cristoforetti, assistant de Karima Delli.
"À Paris, il n’y pas de place du Lux’", confirme une collaboratrice PS en désignant le joyeux repaire bruxellois où les jeunes eurocrates se pressent en fin de journée autour d’une bière. "Au moment des élections présidentielles, le petit jeu consistait à mettre les assistants de droite face à leurs contradictions", persifle une collaboratrice.
À Bruxelles comme à Paris, les députés s’efforcent de faire tourner leur boutique parlementaire à la manière d’une TPE, tout en répartissant leurs ressources humaines différemment.
Dans leur fief, les députés nationaux prennent soin de bichonner les administrés de leur circonscription, affectant deux voire trois personnes à leur permanence locale, quitte à négliger les affaires parisiennes, qui échoient parfois à un petit contrat à mi-temps ou quart-temps.
Clientélisme
L'organigramme est différent à Bruxelles, où les eurodéputés vont plutôt consolider le bureau central et confier les clés de la permanence locale à une seule personne. "Souvent quelqu’un de plus âgé, un partenaire historique du député, qui aura un peu un rôle d’ambassadeur, d’animateur du réseau", fait remarquer le collaborateur d'une eurodéputée UMP.
Une mission sensiblement différente incombe aux bras droits locaux des députés. "En circo, tu tiens le bureau des pleurs", raille l'ancien attaché d'un député de droite. "C’est pôle emploi, c’est le service logement, tu fais assistant social", résume l'assistante d'un élu PS.
L’ancrage territorial les amène aussi à être l'interlocuteur des communes qui lorgnent la fameuse réserve parlementaire. Constamment confronté à cette porosité avec le local, l’assistant est aussi le premier témoin du clientélisme. Malgré lui, il participe à faire prospérer la culture du passe-droit, quand il s’agit "d'appeler par exemple le commandant de gendarmerie" pour annuler le retrait de permis de conduire infligé à une personne influente...
Lobbyistes intrusifs
Les assistants européens se frottent moins à cette réalité. Et pour cause, leurs députés sont dépourvus de réserve parlementaire, la plupart sont méconnus du quidam, et leur réélection dépend moins de leur popularité que de leur position sur la liste, qui relève de l’arbitrage du parti.
Ils sont en revanche constamment courtisés par les lobbyistes, "qui n'hésitent pas à rentrer dans les bureaux sans prendre rendez-vous", s'agace Marthe-Louise Boye. En France, "au moins ils préviennent".
À Paris, les assistants apprécient de pouvoir goûter à une large palette de sujets. Leurs élus ont d'ailleurs la possibilité d'intervenir sur les textes de lois au-delà la commission spécialisée où ils siègent. "Je me penche sur la décentralisation, le logement, l’urbanisme, la consommation, l'économie sociale et solidaire", énumère l’assistante d’une députée socialiste pourtant membre de la commission…des Affaires étrangères.
Textes techniques, concentration monomaniaque sur une thématique (pêche, politique régionale, transports…) certains assistants européens ont en revanche le sentiment de s’enfermer un peu dans un domaine, à l'heure où beaucoup s'interrogent sur leur avenir professionnel post-élections européennes.
"Larbins de haut niveau"
Ces distinctions masquent cependant une grande similitude dans les qualités souvent citées pour assumer leur poste : "rigueur", "organisation", "capacité à hiérarchiser", "résistance au stress". Qu’ils soient à Bruxelles ou à Paris, ces couteaux-suisses de la politique ont d'ailleurs la même hantise des tâches plus subalternes.
"Tes parents croient que tu es un cerveau. En fait, tu portes des cartons", blague l'assistante locale d'une eurodéputée. "Notre travail va du degré zéro des tâches administratives à la cerise sur le gâteau du conseil politique", confirme Marthe-Louise Boye.
Une vie dans les allées du pouvoir désacralisée à coups de bons mots : "En fait, on est des larbins de haut niveau", sourit l’un d’eux.
Qu’ils décident ensuite de se lancer en politique, dans la fonction publique ou de monnayer leurs atouts auprès des lobbyistes, les assistants mettent leur énergie en toute discrétion là où elle a le plus de sens à leurs yeux.
Au Parlement européen, institution en mal de légitimité, ils ont parfois l’impression de participer de manière anodine à un ouvrage qui ne l’est pas, comme le raconte Olivier Plumandon. L'air de rien, "on façonne au quotidien la démocratie post-nationale."