Le matin du dimanche 26 novembre dernier, Christine Lavarde quitte le semi-marathon de Boulogne-Billancourt sans parcourir les six kilomètres qui la séparent de l’arrivée. Un abandon inhabituel pour cette championne de France de duathlon, venue à bout d’un Ironman il y a quelques années. Cette fois-ci, pas le choix, car un autre marathon est sur le point de reprendre.
Après quatorze heures de débats la veille, la sénatrice doit remplacer le rapporteur général du budget Jean-François Husson, cloué au lit, pour cette séance dominicale d’examen du projet de loi de finances (PLF) 2024. Malgré douze nouvelles heures d’examen, peu de préparation et un interminable débat sur les zones de revitalisation rurale (ZRR), la mission est assurée sans accroc. « Le remplacement s’est fait très naturellement, nous fonctionnons en tandem, moi en “RG” et elle en leader du groupe en commission », explique Jean-François Husson. Élu à ce poste face à elle en 2020, ce dernier lui a proposé de faire équipe en lui confiant la fonction de « whip » (coordinateur). À lui les administrateurs, les rapports et les amendements de la commission, à elle la gestion des troupes, des votes et des positions.
« Générale » LR sur le budget
En trois ans, le fonctionnement s’est rodé, au point que la paire est devenue centrale dans le travail des sénateurs LR sur le budget. Cette année, ils ont porté « en miroir » l’une des propositions phares du groupe – le remplacement du bouclier électricité par un chèque énergie ciblé – avec un amendement du rapporteur général sur la partie recettes et un de la « whip » sur la partie dépenses. « Il faut l’analyser comme un duo extrêmement soudé, insiste le président du groupe LR, Bruno Retailleau, les discussions stratégiques sur le budget se font en trilogue avec moi, et sont ensuite soumises au groupe. » Analyse d’un commissaire LR aux Finances : « En commission, il y a un rapporteur et une générale. »
De fait, la cheffe de file du groupe a mené nombre d’offensives lors de l’examen budgétaire. Chargée de répartir les amendements et de coordonner les prises de parole, c’est également elle qui a porté la voix des LR sur les principaux apports du groupe. Très critique du fonds vert, elle est à la baguette lors du débat sur le « fonds territorial climat », qui amène le gouvernement à faire évoluer sa position. « C’est la terreur des ministres, elle a une connaissance budgétaire très rare qui lui permet de débusquer les imprécisions et les petits mensonges », s’enthousiasme Bruno Retailleau.
De jeune techno à étoile montante du groupe
Tous les sénateurs interrogés saluent la technicité et l’expertise de cette « machine de guerre intellectuelle » capable de « lever les lièvres de mécanismes très compliqués ». En 2020, Jean-François Husson la pousse à récupérer la mission Écologie, qui devient centrale dans les PLF qui suivent, concentrant d’importants mouvements de crédits et de forts enjeux politiques. Elle profite de cette tribune pour monter en compétence sur le sujet, au point de devenir l’un des éléments moteurs de « l’écologie de droite » portée par les élus LR.
Couvée par Bruno Retailleau et Gérard Larcher, elle prend également des responsabilités hors des sujets budgétaires. Elle a ainsi hérité de la présidence de la délégation à la prospective, de celle du groupe d’amitié France-Liban, et s’investit à la commission des Affaires européennes.
Il semble loin, le temps où cette ingénieure des Ponts débarquait au Sénat en 2017, plus jeune femme jamais élue à la Chambre haute. Son parcours de « techno » passée par le ministère des Transports, la Commission de régulation de l’énergie et la Cour des comptes dénotait franchement au sein d’une chambre qui se veut représentative des territoires. « C’est sûr que je n’ai pas le parcours classique de l’ancien président du syndicat d’électricité ou de la FDSEA locale, j’ai été élue sur une liste où j’étais la seule à ne pas être maire », sourit la sénatrice, qui confie se reconnaître dans le parcours des administrateurs avec lesquels elle travaille.
Sous le patronage du maire de Boulogne-Billancourt
Celle qui se destinait à une carrière de technocrate a construit sa carrière politique dans la roue du maire Pierre-Christophe Baguet. Ce dernier la repère en 2008, alors qu’elle est encore étudiante. Impressionné par son profil, il lui offre une position éligible sur sa liste à seulement 23 ans. Élue conseillère municipale, elle récupère rapidement la charge des finances, avant d’être officiellement nommée adjointe en 2014.
Le maire lui apprend à naviguer dans cette mare aux serpents qu’est la scène politique des Hauts-de-Seine. En guerre ouverte avec son ancien premier adjoint à l’hôtel de ville, Thierry Solère, il charge sa protégée de donner une couleur locale au parachutage de l’ancien ministre Claude Guéant, candidat à Boulogne aux législatives de 2012. Le dissident Solère l’emporte d’un cheveu, infligeant à la conseillère municipale sa première défaite politique. Les deux auraient pu se croiser à Matignon en 2017, mais la haute fonctionnaire, approchée pour devenir conseillère énergie au cabinet d’Édouard Philippe, a préféré décliner l’offre pour s’occuper de son nouveau-né, un choix facilité par la proximité du rival boulonnais avec le nouveau chef du gouvernement.
Quelques mois plus tard, sa carrière politique prend un élan national. Pierre-Christophe Baguet veut un sénateur pour Boulogne-Billancourt. Il bataille pour la propulser en bonne position sur la « liste des maires », concurrente de la liste LR officielle menée par Roger Karoutchi. Elle est élue, et fait son entrée à la chambre haute à 32 ans.
Manque de sens politique
À son arrivée, elle met en avant son expérience d’adjointe et demande la commission des Finances. Elle l’obtient, bien aidée par l’absence quasi totale de femme sur ses bancs. « Les débuts n’ont pas été difficiles, les commissaires me considéraient comme leur petite-fille et m’aidaient par paternalisme », raconte-t-elle. Elle récupère la mission sur les investissements d’avenir « dont personne ne voulait » et peaufine patiemment sa connaissance des sujets, en retrait. Elle s’investit notamment sur les sujets énergétiques, ou sur les finances de la métropole du Grand Paris, dont elle est conseillère métropolitaine.
Au Sénat, si personne ne conteste son expertise, plusieurs de ses collègues jugent toutefois qu’elle manque de sens politique. « Elle est tellement technique qu’elle a parfois tendance à perdre ses pairs en route », juge Bruno Retailleau. « C’est une soutière qui alimente la machine législative, elle ne fait pas partie des caciques du Sénat », abonde un ancien poids lourd de la commission des Finances.
Plusieurs soulignent également un caractère « froid » et « distant » qui a pu lui jouer des tours dans les premières années de son mandat. « Je lui ai expliqué que le métier consistait aussi à aller boire des coups avec ses collègues à la buvette, ce n’est pas dans son ADN mais elle fait des efforts », explique le président de la commission des Affaires européennes, Jean-François Rapin, dont elle est proche.
« Large champ des possibles »
Beaucoup la voient toutefois continuer son ascension politique. « Elle aura un large champ des possibles dans quelques années », juge Jean-François Husson. Successeure naturelle de ce dernier au poste de rapporteur général – il laissera sa place en 2026 – elle pourrait également être appelée à succéder à Pierre-Christophe Baguet, dont elle reste très proche, à la mairie de Boulogne. « Elle aura les moyens de choisir », juge son mentor en politique, qui l’imagine également profiter d’une recomposition politique pour entrer au gouvernement. Une chose semble sûre, son futur se fera loin du parti. Après avoir corédigé le projet présidentiel en 2021, elle a rendu sa carte, excédée par la ligne incarnée par les nouveaux dirigeants.
Ses proches avertissent toutefois : « Je ne suis pas sûr qu’elle ait envie d’un avenir politique », juge Jean-François Rapin. L’intéressée, qui a hésité à se représenter en 2023, ne dément pas : « Je me suis demandé si je n’avais pas atteint le plafond de verre du Sénat et si je ne devais pas partir dans le privé. » Un nouveau départ pour franchir cette fois la ligne d’arrivée ?