C’est bientôt ! Le 1ᵉʳ janvier 2022, la France prendra la présidence tournante du Conseil de l’UE pour six mois (relire notre article).
Depuis plusieurs semaines déjà, le gouvernement a commencé à vendre l’exercice à son opinion publique, en des termes prometteurs.
« La présidence de l’UE est en quelque sorte un accélérateur d’Europe, un accélérateur de notre agenda européen », résumait ainsi le secrétaire d’État Clément Beaune début octobre, dans un entretien avec le think tank Confrontation Europe.
Pourtant, la France ne va pas « présider l’Union européenne ». La Commission, le Parlement et le Conseil européen conservent leur système de gouvernance. L’Hexagone n’aura la main que sur le Conseil de l’UE. Cette institution, qui réunit les 27 États membres, amende et approuve chaque projet législatif, la plupart du temps en codécision avec le Parlement européen. Pour schématiser, c’est l’équivalent du Sénat en France, mais avec plus de pouvoir (impossible d’approuver un texte sans son accord, par exemple).
Mettre un sujet à l’agenda (ou pas)
La mission consiste donc à organiser les réunions du Conseil, des groupes d’experts qui examinent le détail des projets de directives jusqu’aux rencontres dans lesquelles les ministres de chaque pays sont censés les approuver. La présidence tournante, comme elle est appelée, anime aussi les « comités des représentants permanents (Coreper) », composés des ambassadeurs chargés de faire le pont entre les niveaux technique et politique. C’est en fixant les ordres du jour de toutes ces réunions que la présidence pèse par ricochet sur l’agenda législatif européen.
« Avoir la présidence, cela veut dire pouvoir faire avancer un texte, ou au contraire le ralentir fortement si on n’est pas intéressé », résume un diplomate d’un pays ayant récemment occupé ce poste.
Au détail près que des sujets imprévus s’imposent souvent d’eux-mêmes à l’agenda. L’Allemagne, qui a présidé le Conseil de juillet à décembre 2020, avait soigneusement préparé son programme et ses priorités. Avant de se rendre compte qu’elle devrait se consacrer aux urgences : la négociation du budget européen 2021 – 2027, la finalisation du plan de relance post-Covid et le Brexit.
La France a commencé à cibler des priorités – issue de l’agenda législatif de l’Union – dès fin 2020 (relire notre article) et, pour le moment, elles progressent à bon rythme. Elle pourra faire avancer le paquet climat publié en juillet 2021. Elle peut ainsi espérer un accord au Conseil sur le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (dit « taxe carbone » en France). Concernant la régulation du numérique, elle ambitionne un accord avec le Parlement européen sur le Digital Markets Act, et des avancées sur le Digital Services Act (les textes ont été présentés fin 2020).
L’autonomie stratégique, concept développé dans le discours de la Sorbonne de 2017 d’Emmanuel Macron (relire notre article), sera également un angle fort de la présidence. Paris espère un accord entre les 27 sur le projet de règlement sur les investissements étrangers déloyaux. Un sommet des chefs d’État consacré à la défense doit également avoir lieu.
Le calendrier tombe également à pic sur la lutte contre l’optimisation fiscale, puisque la Commission proposera fin décembre 2021 un texte transposant l’accord de l’OCDE. Or tous les États de l’UE ont signé. Il devrait donc passer comme une lettre à la poste. Reste le sujet des « ressources propres » censées financer le plan de relance commun lié au covid. La Commission est supposée faire des propositions avant la fin de l’année. Mais rien n’est gagné, car les options sur la table de financement sont faibles ou suscitent des oppositions entre États (relire notre article).
Tenir la plume
Au-delà des ordres du jour, le pouvoir d’une présidence consiste aussi à rédiger les propositions de compromis. Là encore, l’équilibre est subtil.
« À la fin, c’est la présidence qui décide », approuve une diplomate. « Mais à condition de proposer un compromis qui satisfasse la majorité des États et la Commission européenne. » Or cela n’est pas facile à Bruxelles, où il faut quelquefois énormément de temps pour trouver le moyen d’accommoder les récalcitrants. La présidence portugaise (janvier-juin 2021) voulait un accord sur le salaire minimum. Mais ce qu’elle proposait ne plaisait pas à tous les États, en particulier à ceux du nord de l’Europe, peu enthousiastes envers le projet. Lisbonne a dû avouer son échec, et ce sont les Slovènes – qui ont succédé aux Portugais en juillet 2021 – qui espèrent avoir un compromis courant décembre, selon Agence Europe.
Désembourber un projet de texte bloqué peut aussi constituer une tâche impossible, même si la présidence pèse de tout son poids. L’Allemagne avait tenté de faire avancer le dossier explosif de la réforme du système « de Dublin », qui concerne la migration. « Ils avaient poussé, en mettant le sujet à l’agenda d’un Coreper sur deux », se rappelle un diplomate. En vain : trop épineux, le dossier était resté bloqué, et l’est d’ailleurs encore en ce moment.
Les trilogues, ou l’autonomie sous contrôle
Les présidences tournantes ont aussi la main sur les trilogues, ces réunions de négociations informelles menées avec le Parlement européen pour dégager une position commune sur un texte. Durant ces sessions, le pays à la tête du Conseil de l’UE est seul face aux députés et négocie avec eux sur la base du mandat acté avec les 26 autres.
Mais ces derniers gardent bien sûr un œil attentif sur l’exercice. Lors de la négociation de la Politique agricole commune, la présidence portugaise a tenté d’acter un accord lors d’un trilogue géant de plusieurs jours en mai 2021. Jusqu’à ce que les 26 autres pays mettent le holà et demandent du temps pour digérer le compromis qui s’esquissait.
Pour éviter que l’accord conclu avec le Parlement ne soit rejeté par les États, les présidences assurent un travail spécifique de concertation en amont et durant les trilogues. Elles sondent d’abord chaque État pour cerner ce que chacun est prêt à accepter. Puis, au cours des trilogues, elles appellent les pays clés pour tester en direct si le compromis en train d’atterrir leur convient.
L’équilibre est délicat : « La présidence a un mandat du Conseil. Mais le Parlement en a également un, et donc la présidence doit pouvoir aller plus loin que son mandat initial pour trouver un accord », résume l’eurodéputée Margarida Marques (socialiste, Portugal), qui a notamment négocié le budget pluriannuel européen fin 2020.
À ce jeu, tout le monde n’est pas égal, les grands États s’autorisant quelquefois plus de libertés. « La Slovénie [qui occupe actuellement la présidence, Ndlr] a moins de marge de manœuvre que l’Allemagne », commente l’eurodéputé allemand Damian Boeselager (membre du parti Volt et du groupe des Verts).
Le poids de l’informel
Mais, pour de nombreux observateurs, une part conséquente du pouvoir d’une présidence ne se déploie pas dans les tâches qui lui sont officiellement confiées. Elle s’exprime par la capacité du pays à la tête du Conseil à peser sur les questions institutionnelles. Une troisième diplomate résume :
« Occuper la présidence donne un accès beaucoup plus facile à la Commission européenne. Ses fonctionnaires vous informent plus facilement, et vous vous retrouvez invité à beaucoup de réunions de coordination, où vous pouvez pousser vos priorités. »
Un exemple a fait le tour de l’actualité en décembre 2020, quand l’UE et la Chine ont dévoilé un accord d’investissement réciproque. La négociation était formellement menée par l’exécutif, mais l’Allemagne, qui terminait sa présidence, a pesé de tout son poids dans le dossier. « C’était aussi une volonté de l’Allemagne », souligne Marie-Pierre Vedrenne, eurodéputée Renaissance et membre de la commission du Commerce international.
Cette forme d’influence s’exerce également en amont de la présidence. Cette fois, c’est la Commission qui peut anticiper les demandes du futur État à la présidence sur un sujet, pour le soutenir plusieurs mois en avance.
Plusieurs observateurs ont ainsi été surpris par le nombre d’annonces relatives à la défense dans le discours sur l’état de l’Union prononcé par la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, en septembre 2021 – on y apprenait notamment la préparation du sommet dédié sous présidence française. « C’est clairement parce que c’est un sujet défendu par la France », conclut une source européenne.
Le poids des institutions
Les contraintes peuvent aussi venir de l’institution même du Conseil de l’Union. « Depuis l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne en 2009, le Secrétariat général de l’institution a repris du poil de la bête, et se montre prêt à jouer un rôle important », décrypte Olivier Costa, professeur au Collège d’Europe.
La question est en fait liée à celle des capacités administratives des 27 : si des grands États comme la France ou l’Allemagne peuvent mobiliser des centaines de fonctionnaires pour travailler sur chaque dossier durant leur présidence, d’autres peinent à avoir assez d’effectifs. Ils laissent alors la main aux services du Conseil, qui ont l’avantage de suivre cela sur le long terme, et n’hésitent pas à se montrer très proactifs quand on leur laisse le champ libre. Pour ses six mois de présidence, la France a envoyé 80 fonctionnaires de plus au sein de sa Représentation permanente, a créé des postes spécifiques dans les différents ministères, et bénéficie de l’appui du Secrétariat général des affaires européennes.
En parallèle, un contrôle est toujours exercé par les services de Charles Michel, qui préside de façon permanente le Conseil européen – c’est-à-dire la réunion des chefs d’État. Ces derniers adoptent régulièrement des conclusions où ils conviennent d’orientations de politique législative. Ils avaient ainsi demandé un accord sur le DSA et DMA « dans les plus brefs délais » (en octobre 2021), et court-circuité les colégislateurs de la loi climat en les « invitant » à s’accorder sur une réduction des émissions de gaz à effet de serre d’au moins 55 % en 2030 (en décembre 2020). « C’est au président du Conseil européen de suivre la mise en place de ces conclusions, donc son cabinet regarde de près l’agenda des réunions », approuve une source européenne.