"Inévitable". À Bruxelles, les ayants droit et le secteur numérique s’accordent sur une seule chose : la certitude qu’à moyen terme, la responsabilité des plateformes sera ré-évaluée par Bruxelles.
Le vice-président de la Commission Andrus Ansip jure que, tant qu’il sera en poste, l’exécutif européen ne touchera pas à la directive e-commerce, qui consacre le régime de responsabilité limitée des intermédiaires techniques. Si les plateformes comme Facebook ou Amazon deviennent responsables de tous les contenus qu’elles hébergent, c’est l’économie numérique dans son ensemble qui sera menacée, juge-t-il, signant la mort du marché unique numérique qu’il a défendu pendant cinq ans.
D’après la directive e-commerce, adoptée en 2000, les intermédiaires techniques ne sont pas tenus pour responsables des contenus illégaux qu’ils hébergent (propagande terroriste, contenus haineux, contenus violant le droit d'auteur...). Ils ne peuvent pas non plus être obligés de mettre en place des "mesures de surveillance généralisées" de leurs contenus. Quand des éléments illégaux leur sont notifiés, ils doivent cependant les supprimer.
Mais après 2019, lorsqu’une nouvelle équipe sera à la manœuvre dans un contexte où les plateformes ont de plus en plus de pouvoir, le vent pourrait tourner pour le secteur tech.
Les commissaires et les cabinets seront amenés à changer. Les fonctionnaires de la DG Connect en revanche, ont vocation à rester en poste.
Et celui-ci ne sera pas pris au dépourvu, quand la bise sera venue. "Il serait naïf de penser que le cadre va rester inchangé, il y a trop de propositions qui le remettent en cause", affirme la directrice générale du lobby des plateformes Edima, Siada El Ramly.
Edima représente, entre autres, Facebook, Google et Amazon.
Un choix de Juncker
"Il a été question de rouvrir la directive e-commerce" sous la Commission Juncker, raconte-t-on au sein de l’exécutif européen. Les ayants droit le souhaitaient aux premières heures du mandat, entre 2014 et 2015. Andrus Ansip y étant farouchement opposé, Jean-Claude Juncker a décidé de ne pas aller à l’encontre de son vice-président. D’autant qu’une fois la réforme du droit d’auteur présentée, en septembre 2016, les ayants droit "ne le demandaient plus vraiment".
Cependant, le spectre d’e-commerce plane sur le marché unique numérique. Le texte – et derrière, la responsabilité des plateformes – est en toile de fond de plusieurs initiatives de la Commission : la directive droit d’auteur, la révision des règles audiovisuelles et la recommandation sur les retraits de contenus illégaux en ligne.
D’après le secteur tech, ces initiatives remettent de fait en cause le cadre de 2000, car elles obligent des entreprises comme Facebook ou Google à mettre en place des mesures de "filtrage" pour déceler ces contenus illégaux de façon pro-active. La Commission tempère : le cadre est "clarifié", mais pas fondamentalement transformé, s’échine-t-elle à expliquer depuis bientôt cinq ans.
Pressions politiques plus qu’industrielles
En 2014, les ayants droit se sont unis pour demander la réouverture de la directive e-commerce. Si les rangs sont plus clairsemés aujourd’hui, ils pourraient à nouveau grossir en 2019, explique un lobbyiste des ayants droit :
« Il n’y aura pas d’autres options pour les ayants droit que de demander la réouverture d’e-commerce si nous ne voyons pas de résultats sur les mesurettes concernant les plateformes [directives audiovisuel et droit d’auteur]. »
Mais depuis quelque temps, la véritable pression émane plutôt de quelques gouvernements. En tête, la France, le Royaume-Uni et l’Allemagne. "Sans les États, la Commission serait prête à attendre cinq ans de plus avant de s’attaquer au texte", glisse un observateur bien informé.
En France, une mission est chargée d’examiner le cadre européen actuel et de faire des propositions sur « le régime de responsabilité civile et pénale des plateformes », d’ici au 27 juillet. Elle devra « préserver les grands équilibres » de ce régime. Mais l’entourage du secrétaire d’État au Numérique l’affirme :
Voir notre article : La France sans tabou sur la responsabilité des plateformes
« Si nous arrivons à avoir des solutions crédibles sans toucher la directive e-commerce, faisons-le. Sinon, on ira au charbon s’il le faut ! »
En Allemagne, la CDU-CSU et le SPD font allusion dans leur accord de coalition à une révision de la responsabilité des intermédiaires.
Le ministre britannique au Numérique, Matt Hancock, a déclaré que le Royaume-Uni post-Brexit ne s’embarrasserait plus du cadre de la directive e-commerce. Et ce n’est pas parce que Londres ne sera plus à la table des négociations après 2019 que l’exécutif européen ne regarde pas ce qui se passe outre-Manche, analyse David Bates, consultant britannique chez Landmark Public Affairs.
« Ironiquement, cela peut augmenter la pression sur l’Union européenne. »
Regarder la directive en face
À Bruxelles, la plupart des acteurs du secteur numérique travaillent déjà en partant du principe que la directive sera rouverte, nous ont indiqué plusieurs sources. Ils ne souhaitent pas être pris par surprise en 2019 et veulent contribuer, en amont, à façonner le nouveau cadre. Au programme : préparation de position papers, groupes de travail, réflexions avec leurs membres…
"Le secteur tech doit être dans une démarche réflexive, évaluer la valeur de la directive e-commerce et ce qui doit être amélioré. Nous avons deux ans pour nous organiser", explique la responsable des affaires publiques européennes de Mozilla, Raegan MacDonald.
Alors que le Bureau européen des unions de consommateurs (Beuc) estime que toucher à la directive e-commerce "serait comme ouvrir la boîte de Pandore", Raegan MacDonald ne le perçoit "pas nécessairement comme une mauvaise chose, car l’internet a évolué" :
"À la lumière de ce que la Commission est en train de faire, nous pensons qu’il vaut mieux regarder directement la directive en face plutôt que la grignoter."
Une révision en bonne et due forme devra être précédée d’un dialogue "solide" avec toutes les parties prenantes, "afin de mettre en place un cadre qui lutte efficacement contre les contenus illégaux en ligne tout en protégeant les droits fondamentaux et l’État de droit", explique-t-elle.
Quel nouveau cadre ?
"La réouverture de la directive e-commerce pourrait aller dans un sens comme dans l’autre", souffle un observateur.
Si la prochaine Commission européenne décide effectivement de réviser le texte, la direction que prendront les travaux dépendra en effet beaucoup des personnalités en place.
Une chose est sûre pour Siada El Ramly, d’Edima, les plateformes ne devront pas être seules en première ligne :
"Nous pourrions imaginer un partage de la responsabilité le long de la chaîne de valeurs."
Mais les entreprises de taille moyenne ont déjà peur d’être, comme souvent, les dommages collatéraux. Elles anticipent une exclusion des start-up de l’éventuel futur cadre, et craignent que les poids lourds comme Google et Facebook ne fixent les standards, notamment techniques. C’est déjà le cas pour la directive droit d’auteur : Content ID, le logiciel de reconnaissance de contenus de YouTube (qui appartient à Google), est érigé en modèle par l’exécutif européen.
La Commission botte en touche
Alors que l’industrie s’active en coulisses, les représentants de l’exécutif européen font comme si de rien n’était. Interrogé par Contexte, le directeur général de la DG Connect, Roberto Viola, estime que c’est un faux problème :
"Les entreprises qui gagnent de l’argent en communiquant au public ne relèvent pas de la directive e-commerce. Peut-être y avait-il une difficulté dans l’interprétation du texte, mais elle a disparu avec la directive droit d’auteur. Dans ce contexte, a-t-on besoin vraiment de changer les principes fondamentaux d’e-commerce ?"
D’après plusieurs sources bruxelloises, la Commission serait en train de préparer un rapport sur la mise en application de la directive e-commerce. À nouveau, le porte-parolat de l’exécutif européen botte en touche :
La Commission européenne a présenté fin février des recommandations sur le retrait des contenus illégaux en ligne. Elle a annoncé lors de la conférence de presse une étude d’impact et une consultation en vue d’une éventuelle législation si les résultats de l’autorégulation ne sont pas satisfaisants.
"Ce n’est pas prévu. Mais l’étude d’impact sur le retrait des contenus illégaux en ligne, à laquelle nous travaillons actuellement, examine un large éventail d’options."
Un prochain rendez-vous avant 2019, donc.