Lundi 29 mai, le siège de l’Unesco a ouvert ses portes à des centaines de représentants des pays des Nations unies, réunis dans la capitale française pour une semaine de négociations sur un traité contre la pollution plastique. Passé les habituels discours d’ouverture d’un tel raout, le président du comité intergouvernemental de négociation (CIN), le Péruvien Gustavo Meza-Cuadra, a entamé l’ordre du jour de cette réunion. Premier point sur sa liste : la nomination des membres du bureau qui supervise le comité. Elle n’avait pas pu avoir lieu lors de la précédente session de négociations, en novembre 2022 en Uruguay, faute d’accord sur les candidats censés représenter les pays de l’est de l’Europe, dont… la Russie.
Trois candidats – un Russe, un Estonien et un Géorgien – pour deux sièges étant proposés, le président a proposé un vote à bulletin secret pour les départager. Mais alors que les délégations s’apprêtaient à voter… tout a déraillé.
Halte au vote
Un groupe d’États – mené par l’Arabie saoudite, suivie par la Chine, le Brésil, l’Iran et l’Argentine – a interrompu l’élection.
« Nous voulons la garantie que [le recours au vote] ne sera pas considéré comme un précédent pour toute prise de décision sur le fond dans la suite des travaux de ce comité », a ainsi exigé la représentante saoudienne.
Comprendre : pas question de recourir à un vote pour l’adoption du futur traité.
Si l’élection du bureau a finalement pu avoir lieu après plus d’une heure de pourparlers, la brèche sur le recours au vote, elle, était désormais ouverte. Plusieurs pays – l’Arabie saoudite en tête, appuyée par l’Ouganda, l’Inde, la Chine, la Russie, le Brésil, le Qatar et Bahreïn – ont saisi l’occasion pour remettre en question la règle d’adoption de toute décision du comité, telle qu’actée en Uruguay. À savoir, privilégier la voie du consensus, tout en conservant la possibilité de procéder en dernier recours à un vote avec une majorité aux deux tiers si le consensus est inatteignable (voir ici, article 38).
Et alors que l’après-midi de cette première journée devait lancer les discussions sur le contenu du traité, deux camps de pays se sont engagés dans un match de procédure. Match qui révèle les tensions et les craintes autour de l’élaboration d’un tel traité contre la pollution plastique.
« Le consensus tue la démocratie »
La balle était d’abord dans le camp mené par l’Arabie saoudite. Les pays défendant le recours au vote ont mis du temps à se manifester et à réellement entrer dans le jeu, écoutant pendant plus d’une heure les arguments, répétés en boucle, contre tout vote. Et finalement, une voix s’est élevée :
« Le consensus doit être recherché », a débuté le représentant sénégalais, mais « le consensus, c’est ce qui tue la démocratie. […] Car si un ou deux pays ne sont pas d’accord, nous sommes bloqués », a-t-il poursuivi.
Les applaudissements ont retenti dans la salle, suivis de nombreuses prises de parole en soutien, de la part de la Suisse, de l’UE, du Royaume-Uni, de la Norvège, des États-Unis, de l’Équateur ou encore du Canada. Les réponses de l’autre camp n’ont pas tardé.
« Nous ne pouvons pas avoir un vote à la majorité des deux tiers sur un texte qui a besoin de l’adhésion de tous pour vraiment mettre fin à la pollution plastique dans le monde entier », a répondu la représentante du Brésil.
Le match a ainsi duré jusqu’au début de soirée. Gardant son calme et sa patience, le président a levé la séance et donné rendez-vous le lendemain.
« La question sur le vote est portée par les pays qui craignent l’impact d’un traité ambitieux sur le marché du pétrole et qui veulent garder un droit de veto sur le résultat des négociations », a réagi un négociateur européen auprès de Contexte, à l’issue de cette première journée.
Le temps qui passe
Les hostilités ont repris sur le même ton le lendemain, mardi 30 mai, suscitant de plus en plus de frustration parmi les délégations :
« C’est une perte de temps et d’énergie », a déploré une première fois la représentante du Mexique, dénonçant des « discussions qui tournent en rond ». « Nous devons arrêter de nous faire peur », a appuyé son homologue sénégalais, regrettant « des langages très durs qui sont utilisés [menaçant de] “ne pas bouger tant que”. […] Nous sommes réunis pour parler de substance. »
Mais le match s’est prolongé, heure après heure. Jusqu’à ce qu’en fin d’après-midi, des groupes de négociateurs se forment dans la salle de plénière pour échanger informellement sur plusieurs pistes de solutions, suscitant l’espoir d’un dénouement chez des observateurs présents dans les tribunes. En vain. Le président a repris la parole pour clôturer, pour la deuxième journée consécutive, les travaux sans issue et sans avoir pu parler du fond de ces négociations. Il a demandé aux négociateurs de poursuivre leurs pourparlers de procédure pendant la soirée.
Cette fois-ci, la nuit a porté conseil. Vers une heure du matin, le mercredi 31 mai, un accord a été esquissé sur une « déclaration interprétative » de cinq lignes, approuvée ensuite, dans la matinée, par le comité. Celui-ci reconnaît ainsi qu’il y a des « visions divergentes » sur la règle de procédure consistant à privilégier le consensus, tout en conservant la possibilité du vote et que cette « absence d’accord » sera soulevée en cas de recours au vote à l’avenir.
Balle au centre
« C’est un match nul. La formule est d’une ambiguïté constructive et permet aux deux côtés de maintenir leur interprétation de la situation. C’est pour cela que les négociations ont duré aussi longtemps », a commenté le même négociateur européen auprès de Contexte, jugeant « très regrettable d’avoir passé deux jours entiers sur un point de procédure ».
Pour Magnus Løvold, cofondateur de l’Académie norvégienne de droit international, cette crispation sur les règles de procédure est une réaction au « soutien croissant » en faveur d’« un traité ambitieux avec des mesures globales fortes ». Signe de cette tendance, le Japon, important producteur de plastiques, vient de rejoindre la coalition de pays pour un traité ambitieux, désormais forte de 58 membres. « À l’inverse, on sait que les pays qui bloquent [sur la procédure] ne veulent pas de ce genre de traité », poursuit notre interlocuteur. Dès lors, se garder la possibilité de bloquer le processus est crucial.
« Le consensus, en tant que règle formelle, est désastreux pour ce traité et permet à tout pays de bloquer un processus. Il y a 175 pays, bien sûr certains ne seront pas satisfaits », explique Magnus Løvold. Et même s’il est « très peu probable que le traité soit soumis au vote, en avoir la possibilité en dernier recours permet d’inciter les pays à trouver des solutions ».
Un peu de matière
À l’Unesco, pendant que les pays s’écharpaient sur les règles de procédure, les plus de 1 500 observateurs de la société civile, de l’industrie et d’autres organisations internationales avaient fini par déserter les tribunes de la salle de plénière. Signe de fumée blanche après plus de quarante-huit heures de pourparlers techniques, les tribunes se sont à nouveau remplies, le mercredi 31 mai dans la matinée.
Le président a enfin pu proposer de passer au point suivant sur l’ordre du jour de cette réunion, à savoir le contenu du futur traité. Les pays ont ainsi commencé à réagir sur la base du document d’options possibles pour le traité, mis sur la table par le secrétariat du comité de négociation (relire notre article).
L’objectif d’ici au vendredi 2 juin au soir : entrer autant que possible dans le vif du sujet pour informer au maximum le président des positions de chacun. C’est sur la base de ces discussions que celui-ci rédigera, dans les mois à venir, le tout premier projet de traité afin de le présenter aux délégations lors de leur prochain rendez-vous, mi-novembre au Kenya. Mais, après avoir passé plus de deux jours sur les procédures au lieu d’une demi-journée, il reste moins de temps pour nourrir ces travaux d’ici à la fin de cette session.
Et « un mauvais premier projet peut faire perdre au moins un an », prévient Andrés Del Castillo, juriste au sein de l’ONG Ciel (pour « Center for International Environmental Law »).
L’objectif est d’aboutir à un accord fin 2024.