Haut Conseil pour le climat, Convention des entreprises pour le climat, rentrée littéraire, médias, débats politiques, programmes de conférences des grandes écoles, réseaux sociaux… le Shift Project et sa sphère d’influence étendue – la « shiftosphère » – sont partout. Ou du moins, souvent cités. À commencer par son président, l’ingénieur expert en bilan carbone Jean-Marc Jancovici, qui prône la décarbonation de la société.
Depuis le premier confinement en 2020, le think tank planche sur l’élaboration d’un « plan de transformation de l’économie française » (PTEF). Avec ce travail, qui regroupe une quinzaine de rapports explorant les évolutions nécessaires pour décarboner les différents secteurs d’activité, il ambitionne de jouer un rôle important dans le débat de l’élection présidentielle.
Dans le monde des affaires publiques et au sein même du gouvernement, ce plan est attendu avec intérêt.
« Ils ont un parti pris assumé, et sont parfois dans la caricature en poussant les curseurs à fond, à l’instar d’organisations comme négaWatt, mais ils racontent une vision du monde », commente une source au ministère de la Transition écologique, précisant que « la DGEC regarde leurs travaux ».
Loin de laisser indifférent, Jean-Marc Jancovici est quant à lui perçu comme « pragmatique et sérieux » mais « souvent dans l’outrance ».
Pour tenter de décrypter le phénomène, Contexte s’est rendu à la première université d’été du Shift Project, organisée du 24 au 26 septembre sur le campus scientifique Lyon tech, dans la banlieue de la troisième ville de France. Un exercice d’ordinaire réservé aux partis politiques et autres organisations patronales.
À l’inverse des grands raouts habituels qui émaillent le calendrier estival, la mise en scène est plutôt sobre. Un amphithéâtre austère devant lequel patientent, de bon matin, quelques centaines de personnes venues de toute la France.
La star Jancovici
Mais les fans sont bien présents à l’extérieur pour accueillir la star du jour, qui n’est pas un homme politique, mais le président du think tank.
« Il est là, regarde », lance un « shifter » à son voisin, qui n’en croit pas ses yeux. « Bonjour monsieur Jancovici, c’est un plaisir de vous rencontrer, je regarde toutes vos vidéos », l’alpague un autre.
Ces aficionados de Jean-Marc Jancovici l’ont découvert grâce à des vidéos qui circulent sur les réseaux sociaux, et constituent aujourd’hui une communauté grandissante.
Les vidéos de ses conférences ou de ses interventions dans les médias cumulent souvent plusieurs centaines de milliers de visionnages, et dépassent parfois le million.
Lorsqu’il crée le Shift Project en 2010, Jean-Marc Jancovici est déjà à la tête depuis trois ans, avec deux associés, d’un cabinet de conseil spécialisé notamment dans la stratégie bas carbone, Carbone 4. Parmi ses clients figurent des entreprises comme EDF et la SNCF, également adhérentes et financeuses du Shift Project. En plus de cette activité, l’homme enfile régulièrement d’autres casquettes : celles de membre du Haut Conseil pour le climat, d’enseignant à Mines Paristech ou encore de conférencier.
À Lyon, il va surtout écouter l’équipe du Shift Project présenter à l’amphithéâtre comble – les plus de 350 places ont trouvé preneurs, obligeant l’organisation à retransmettre l’événement dans une salle supplémentaire – les avancées du PTEF.
« Voix au-dessus de la mêlée »
À la tribune, Alexandre Barré, ingénieur chez EDF, se charge du mot d’accueil. Il préside, depuis début 2020, l’association de bénévoles affiliée au think tank, « les Shifters », qu’il a contribué à fonder en 2014. « Nous ne sommes ni des effondristes ni des adorateurs de la technologie [qui] ne suffira pas à elle seule », clame-t-il, avant de rappeler leur objectif final : « créer un monde post-carbone, libéré des énergies fossiles ».
Mais cette « voix » qui se veut « au-dessus de la mêlée » n’a « pas vocation à devenir un parti politique », assure Alexandre Barré, car des divergences peuvent exister sur « certains sujets sociétaux ». Le Shift et ses bénévoles entendent néanmoins « influencer les politiques publiques de tous niveaux » avec leurs travaux.
« Nous espérons que notre plan va infuser et jouer un rôle dans le débat politique qui va s’intensifier jusqu’à l’élection de notre monarque élu », ironise quant à lui Jean-Marc Jancovici.
Au-delà de l’accomplissement de leur devoir de citoyen, les Shifters sont encouragés à porter le message du think tank dans leurs entourages respectifs. « Le Shift et ses permanents sont un peu le GIGN. Les Shifters sont l’infanterie », plaisante Alexandre Barré auprès de Contexte.
Une armée d’ingénieurs
Constituée d’une poignée de soldats au début, l’association s’est agrandie « dans des moments de rupture », précise son président : canicule de l’été 2019, démission de Nicolas Hulot et crise sanitaire lui ont permis d’atteindre aujourd’hui les 3 500 adhérents cotisants, et près de 13 000 inscrits à la lettre d’information.
Et dans cette armée, l’uniformité des profils est encore très forte. Une grande proportion de cadres du privé, dont une bonne partie d’ingénieurs, constitue le gros des troupes. « Au départ, les Shifters, c’était 100 % d’ingénieurs, maintenant c’est un peu moins de la moitié », commente leur président.
Mais le périmètre d’influence de la « shiftosphère » dépasse le cadre du privé. Elle dispose de relais dans l’administration (relire notre article), les partis politiques (relire notre article) ou encore dans la bulle du lobbying bruxellois.
Sur le grand écran de l’amphithéâtre, les graphiques, dont certains sont ardus pour le profane, défilent sans effrayer l’assemblée.
L’évocation du « nucléaire » ou de l’« électrification » en des termes positifs réjouit une bonne partie de ce public de techniciens. C’est même la main sur le cœur qu’un ingénieur senior de chez Framatome, assis à droite de Contexte, accueille la référence du chef de projet industrie du Shift Project, Eric Bergé, à la production de chlore français qui est « la plus décarbonée ».
Contrairement à Jean-Marc Jancovici, qui promeut le recours à l’atome comme technologie alternative aux énergies fossiles, le Shift Project plaide l’agnosticisme en matière de modes de production d’électricité décarbonnée.
Un « plan » axé sur l’emploi
Cette proximité avec le monde de l’entreprise et du privé est un aspect constitutif du think tank. Une spécificité qui le distingue d’autres ONG dans lesquelles « les gens viennent rarement du privé », précise Jean-Marc Jancovici à Contexte. Selon lui, le choix d’élaborer un « plan », plutôt que des scénarios ou un cahier de propositions, vient directement de cette caractéristique : « C’est le réflexe du privé pour faire face à un problème. » Et, malgré la nomination de François Bayrou comme Haut-Commissaire au Plan, cette vision planificatrice manque cruellement au politique, selon le président du think tank.
C’est donc naturellement que le PTEF s’adresse en premier lieu au monde du privé, en mettant l’accent sur l’emploi. Dans son travail, le Shift Project couvre un périmètre qui représente 11,9 millions d’emplois, soit environ 45 % de la population active. Dans son rapport intermédiaire consacré à cette thématique, il estime que près de 30 % de ces emplois doivent évoluer d’ici à 2050. Selon le PTEF, certains secteurs comme l’agriculture connaîtraient une « forte augmentation nette de la demande en emploi », tandis que l’automobile « serait l’une des industries les plus négativement impactées ».
Dans le but de confronter les premiers concernés à ces éléments de prospective, le Shift a invité à Lyon des représentants du patronat et des salariés pour une table ronde animée par Jean-Marc Jancovici. Et les estimations du think tank semblent plutôt bien accueillies.
Dans l’amphithéâtre du campus scientifique, le président délégué du Medef, Patrick Martin, juge l’ordre de grandeur « pertinent ». La secrétaire confédérale de Force ouvrière, Béatrice Clicq, se dit même « rassurée » par ce chiffre qu’elle pensait plus important. Le secrétaire national de la CFDT, Philippe Portier, estime quant à lui que cette statistique est « sous-estimée » et se dit « navré que ce ne soit pas l’État qui mène ces travaux ».
Tout le monde accueille plutôt bien l’idée du PTEF, même l’organisation patronale, dont le représentant précise que les membres sont « demandeurs d’un plan, auquel [ils] serai[ent] associés ». « Le Medef n’aurait probablement pas dit ça il y a quelques années. C’est un très bon signe », se réjouit Jean-Marc Jancovici.
« Les politiques ne sont pas notre cible prioritaire »
Car la cible prioritaire du Shift Project, « ce sont les gens qui devront faire, pas ceux qui vont décider de faire. Si on arrive à faire en sorte que la société civile nous écoute, le politique suivra. C’est peut-être désespérant, mais simple ». En d’autres termes, « les politiques ne sont pas notre cible première. Plus le temps passe, plus je me dis que ce n’est pas là qu’est le point de bascule », précise celui qui ne « passera pas [s]on temps à faire le siège de tel ou tel candidat ».
Malgré ce constat, le Shift Project va poursuivre sa tournée des équipes de campagne. Des rencontres avec une vingtaine de candidats à l’élection présidentielle, de toutes les obédiences politiques, ont déjà eu lieu. Jean-Marc Jancovici a lui-même rencontré Xavier Bertrand en avril.
Arnaud Montebourg a participé à la présentation du rapport intermédiaire sur l’emploi du PTEF, en septembre. L’une des candidates déçues à la primaire des écologistes, Delphine Batho, interviendra, quant à elle, lors de la présentation du volet automobile du plan, en novembre. Afin de faciliter l’appropriation des propositions du PTEF, un résumé de ses travaux pour les décideurs sera publié début 2022.