Beaucoup d’encre a coulé sur le dérapage du déficit, et « ces neuf mois qui ont creusé un gouffre de 100 milliards » comme l’ont écrit Les Échos. Les ministres en poste sous les gouvernements précédents ont eu longuement l’occasion de s’exprimer au cours des auditions menées par le Sénat sur le sujet. Chargé des comptes publics, Thomas Cazenave a eu l’occasion de dire en audition que l’erreur de prévision explique « les trois quarts » de la révision du chiffre en 2024.
Pour la première fois, les directeurs d’administrations centrales aux responsabilités à l’époque donneront publiquement leur version, à partir de ce 3 décembre. Après avoir été entendus à huis clos par les sénateurs, ils devront cette fois répondre, lors d’auditions individuelles et sous serment, aux questions des commissaires aux Finances de l’Assemblée, qui s’est dotée des pouvoirs d’une commission d’enquête. Son objet : « Étudier et rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024. »
Les révisions successives du chiffre du déficit public pour 2024 l’ont fait plonger de 4,4 % (en loi de finances initiale, votée en décembre 2023) à 6,3 % du PIB (selon une note du Trésor datée de septembre 2024).
Les dysfonctionnements de l’administration de Bercy, censée être l’une des meilleures du monde, ont jusqu’ici été survolés. Une mission de l’Inspection générale des finances (IGF) est en cours pour approfondir les constats d’un premier rapport rendu en juillet. Rédigé à la demande des ministres Bruno Le Maire et Thomas Cazenave pour comprendre les raisons des erreurs de prévision, il conclut qu’« une amélioration du fonctionnement entre les directions concernées est indispensable », « l’écart de prévision [en 2023] [étant] imputable à 22 % à des problèmes propres à la prévision ».
Les erreurs de prévision n’ont pas eu de conséquences sur les carrières des directeurs d’administration centrale. Directeur du Trésor jusqu’en janvier 2024, Emmanuel Moulin est devenu directeur de cabinet du Premier ministre Gabriel Attal. Il a été remplacé par Bertrand Dumont, qui est toujours en poste. Le DGFiP Jérôme Fournel est passé directeur de cabinet de Bruno Le Maire puis de Michel Barnier à Matignon. Amélie Verdier a pris sa place. La directrice du Budget Mélanie Joder est restée en poste. Le Trésor est-il intouchable ? En tout cas, selon un haut fonctionnaire passé par le Budget, il fait « la pluie et le beau temps sur les carrières à Bercy : c’est lui qui a la main sur les services économiques des ambassades et on ne peut pas pantoufler dans la banque ou l’assurance si l’on est mal vu au Trésor ».
La prévision, un exercice technique et politique
Face aux sénateurs, Bruno Le Maire a assuré qu’il n’était pour rien dans les prévisions de recettes. « La règle, c’est que les recettes sont techniques et que jamais, à aucun moment, ni le cabinet, ni a fortiori le ministre ne disent un mot sur l’évaluation des recettes. Or, l’ouragan […] est lié à 80 % à une erreur d’évaluation des recettes sur lesquelles le ministre ne se prononce pas. Le politique ne se prononce pas. Et d’ailleurs, c’est peut-être une bonne chose, parce que si le politique commençait à se mêler de l’évaluation des recettes, on crierait à la manipulation », a-t-il déclaré le 7 novembre.
Pourtant, comme le rappelle une source à Bercy, « les recettes sont faites sur la base d’hypothèses macroéconomiques comme la croissance, sur lesquelles les ministres se prononcent ». Les mesures nouvelles comme la contribution sur la rente inframarginale (Crim, dont le rendement s’est établi à 4 % de la prévision initiale) ou plus récemment la surtaxe d’impôt sur les sociétés, font l’objet d’une estimation plus hasardeuse qui laisse donc encore plus de place à un arbitrage politique volontariste.
Hypothèses favorables
Et comme l’a relevé l’IGF, les « hypothèses favorables » sont pour beaucoup dans les facteurs internes qui expliquent les erreurs de prévisions. Un biais optimiste existe à tous les étages de Bercy, et se cumule sous l’effet d’une tendance lourde à ne pas vouloir prendre sur soi d’annoncer de mauvaises nouvelles, selon plusieurs sources internes.
Les services des politiques macroéconomiques et des affaires européennes (SPMAE), et des politiques sociales et des finances publiques (Ssofia) de la DG Trésor sont chargés de faire les prévisions macroéconomiques pour le premier et de finances publiques pour le second. Au sein du SSOFI, la sous-direction Fipu s’occupe des prévisions sous-jacentes aux lois financières.
Depuis juillet dernier, le Trésor soumet des chiffres dits « à politique inchangée » aux cabinets ministériels – c’est-à-dire qu’il est passé d’une présentation des chiffres attendus « si tous les indicateurs sont au vert » (prévisions « normées ») à ceux qui résulteraient d’une absence d’action politique pour redresser la barre.
« Bercy sous Bruno Le Maire, c’était un ministère de dépenses. À un moment pendant le Covid, on ne faisait même plus de reporting des dépenses à la Direction du budget (DB). Parfois, ils avaient l’information d’une dépense nouvelle quand elle paraissait au Journal officiel », témoigne un ancien de la Direction de la Sécurité sociale (DSS), rattachée au ministère de la Santé.
Pour une source de Bercy, il était clair pour l’administration que le ministre et le président de la République lui-même « n’en avaient rien à faire des finances publiques, leurs sujets c’étaient l’industrie et la croissance ».
Plusieurs hauts fonctionnaires interrogés par Contexte, juge que les comptes publics ont été affaiblis par le « Grand Bercy », c’est-à-dire la réunion avec l’Économie et les Finances en 2020 sous la houlette de Bruno Le Maire. Dans un contexte de « quoi qu’il en coûte » qui s’est prolongé après la crise du Covid, à laquelle a succédé la crise énergétique, le Trésor a pris un très fort ascendant sur toutes les directions. D’ailleurs, le Premier ministre Michel Barnier a scindé le ministère en faisant à nouveau des Comptes publics un ministère de plein exercice, sous sa responsabilité directe.
Biais optimiste et autocensure
« Le rôle du ministre des Finances est de maintenir la plus grande ambition en matière de [cible de] déficit public le plus longtemps possible, sauf à risquer que chacun s’estime libre de dépenser autant qu’il le souhaiterait », s’est justifié Bruno Le Maire devant le Sénat, assumant un volontarisme dans les chiffres présentés au public.
Cette attitude a une influence sur l’administration, avant même le filtrage politique des cabinets, témoigne une contractuelle : « On avait un président de la République qui dépensait à chaque déplacement. Je me rappelle du directeur de cabinet qui arrive et qui dit “le PR a été à Marseille, il a encore promis des milliards, on va voir comment on peut faire”. Derrière, on internalise que les finances publiques ne sont pas un sujet et on se demande à quoi bon apporter des mauvaises nouvelles. »
« Internaliser », le verbe revient dans la bouche de plusieurs interlocuteurs, comme un synonyme d’autocensure. « Pour moi le Trésor a internalisé la contrainte, ils se sont dit “on ne peut pas présenter ce compte-là au ministre, il va nous déglinguer” », analyse une source à Bercy dans une autre direction. Pour elle et d’autres sources, les hauts fonctionnaires n’osent pas présenter la réalité crue de la situation au niveau supérieur. Pourquoi ? « Les directeurs n’ont peut-être pas envie de s’entendre dire qu’ils ont mal fait leur travail parce que les chiffres sont mauvais », se hasarde l’ex de la DSS. Qui ajoute : « Il y a une vraie lassitude quand on fait remonter des notes qui sont systématiquement balayées. »
Il souligne aussi que les profils plus techniques et donc moins à même de tenir tête au ministre ont été mis aux manettes des grandes directions, comme Mélanie Joder au Budget. « Les ministres et le Président ne veulent pas de critiques de la part de l’État profond sur ce qu’ils font », analyse-t-il.
« Mais je ne sais pas de quoi les directeurs ont peur en faisant des alertes », se demande la contractuelle : « Jusqu’à quel point on peut laisser le bus aller dans le mur et ne rien dire ? Est-ce que c’est l’esprit de corps qui veut cela ? » Notre interlocutrice se retrouve dans la citation de l’ancien directeur du Trésor, Jacques de Larosière, reprise par Le Figaro : « Les hauts fonctionnaires ne devraient pas être là seulement pour exécuter ce qui plaît à ceux qui les ont choisis, mais pour faire prévaloir (ou, au moins, insister sur…) le bien commun qui est au cœur de leur mission. »
En tout état de cause, les ministres s’appuient sur les notes qui leur remontent de l’administration pour décider, à l’automne 2023, de ne pas modifier la loi de finances pour 2024 alors en cours d’examen, puis pour prendre un décret d’annulation « de 10 milliards d’euros » en février 2024.
« Normage » des prévisions
Très concrètement, ce biais optimiste se retrouve dans les prévisions « normées » par la Direction générale du Trésor. À partir des données envoyées par la DB, la DGFiP et la DSS, le Trésor établit ses prévisions qui servent de base notamment au programme de stabilité (Pstab) envoyé à la Commission européenne en avril, rempli par essence d’hypothèses favorables puisqu’il s’agit de convaincre que la trajectoire va dans le bon sens pour respecter les règles européennes.
« Au Trésor, ils font des retraitements techniques qu’on ne comprend pas, ils mettent des cales qu’on ne maîtrise pas, et après ils nous renvoient le document final. Il y a des vrais dysfonctionnements là-dessus », estime une source passée par la DB. « Ce qu’ils font, c’est du calage, du normage de comptes à la demande du politique », comprendre pour rendre cohérentes les orientations avec les chiffres présentés.
« Quand les premières prévisions impôt par impôt sont effectuées, un contrôle de cohérence macroéconomique est effectué au niveau agrégé. […] En fonction de ce contrôle de cohérence d’ensemble et des informations à la disposition du prévisionniste [du Trésor] non prises en compte dans le modèle, des “cales” sont insérées dans les prévisions impôt par impôt, ce qui permet d’aboutir à la prévision finalisée de chaque impôt », explique le rapport de l’IGF.
Cette incompréhension de ce que fait le Trésor découle d’une mauvaise qualité du dialogue entre les administrations, qui s’est accentuée à la faveur de la crise du Covid quand des réunions mensuelles entre services ont été supprimées faute de temps. Outre les « hypothèses favorables », le rapport de l’IGF attribue la part interne des erreurs de prévision à la « non-exploitation d’informations disponibles ». L’Inspection générale des finances propose en conséquence de « remettre en place les réunions de recettes mensuelles sur le périmètre État avec la DGFiP, la DB, la DG Trésor et mettre en place une organisation similaire pour les administrations de sécurité sociale (incluant la DSS) et administrations publiques locales ».
Mauvaises relations entre directions
« Le Trésor et la DSS se détestent », est un poncif à Bercy, où l’esprit de corps propre à chaque direction imprime fortement sa marque dans les rapports entre les individus. « Les relations entre la DSS et Bercy sont compliquées, parce que du côté de Bercy ils pensent que la DSS est un relais des caisses [organismes de la Sécurité sociale, ndlr] et n’est pas dans la logique de faire respecter la trajectoire des finances publiques. Et la DSS estime que la DB doublonne son travail et qu’elle applique les mêmes méthodes que pour le périmètre de l’État sans comprendre les sous-jacents propres à la Sécu », résume l’ancien de la DSS.
Pour une autre source dans l’administration, une part du problème de prévision réside aussi dans le fait que la Direction du Budget ne se préoccupe que de l’État et qu’elle est aveugle sur les administrations de Sécurité sociale (Asso) et les administrations publiques locales (Apul) qui représentent une grande part de la dépense.
Ces administrations, par ailleurs, ne « parlent pas le même langage » puisqu’elles ne raisonnent pas avec les mêmes normes comptables. Ainsi la DB fait de la comptabilité budgétaire, la DSS de la comptabilité d’exercice et le Trésor de la comptabilité nationale (ou maastrichtienne). L’IGF « invite […] les administrations à réfléchir à l’adoption d’un langage commun avec une clé de passage, afin d’améliorer la lisibilité des documents publics ». Dans son rapport, l’inspection observe aussi que « pour plusieurs impôts la qualité de la prévision est affectée par l’absence de transmission de données par les organismes qui en sont responsables : pour plusieurs postes, il n’y a pas de remontées comptables en cours d’année ».
Si bien que « la mission [de l’IGF] a relevé qu’en fin d’année 2023, les autorités ministérielles ont reçu des notes de sources différentes (DGFiP, DG Trésor), avec des divergences de contenu entre celles-ci concernant la prévision d’atterrissage ».
Turnover au Trésor
Selon une contractuelle qui y est passée, le Trésor souffre d’un problème structurel de ressources humaines notamment quand il s’agit de recruter des macroéconomistes, en raison de l’attractivité des banques en matière de salaire. Pour attirer les profils, la possibilité de changer rapidement de mission est un atout, admet un cadre. « La contrepartie, c’est que la montée en charge est très rapide, on n’a pas six mois pour être opérationnel, on est très vite le référent d’un sujet pour toute la maison », ajoute-t-il.La contractuelle citée fustige particulièrement la « transparence », le système de mobilité interne qui fait que les postes à pourvoir en septembre d’une année sont connus au mois de septembre de l’année précédente. « Les gens restent très peu longtemps en poste, normalement c’est tous les deux ou trois ans, mais la plupart bougent avant. Dès septembre, alors que cela fait un an qu’ils sont là, ils se préoccupent de leur prochaine affectation. » « Effectivement, on n’est pas sur le départ, mais de janvier à mars, on prépare des entretiens, et après on a six mois pour se consacrer effectivement à son poste », reconnaît le cadre.
Conséquence : une « juniorisation » des équipes, car « les plus de 30 ans cherchent dans le privé » faute de poste à pourvoir quand on monte dans la hiérarchie. « Est-ce que ce bug des prévisions est dû à un manque de mémoire institutionnelle ? », s’interroge-t-elle. Pour un autre contractuel, passé par un bureau de la sous-direction des finances publiques du Trésor, « on ne s’investit pas tellement pour challenger le modèle de prévision car on reste peu de temps ».