Personne ne peut influencer la décision finale. Telle est la doxa de la puissante direction générale (DG) de la Concurrence. En septembre 2016, elle a obligé Apple à payer 13 milliards d’arriérés d’impôts à l’Irlande. En juillet 2017, c’est Google qui a subi son courroux : 2,4 milliards d’amendes pour abus de position dominante.
Un fonctionnement opaque
Dans ces dossiers, les enjeux sont tels que les entreprises sont prêtes à déployer une armée de lobbyistes pour tenter d’obtenir gain de cause ou être blanchies. Le célèbre moteur de recherche a ainsi embauché pas moins de trois cabinets d'avocats pour se défendre, en plus de ses propres équipes installées à Bruxelles.
En face, dix-huit fonctionnaires, qui ont travaillé sur ce cas pendant sept années… et qui ont tout fait pour rester discrets.
"Tout le monde peut entrer dans le bâtiment. Ce qui compte vraiment, c'est celui qui en sort avec une véritable information" affirme un fonctionnaire de l'institution sous couvert d'anonymat.
La Commission limite ses échanges aux avocats des entreprises et aux économistes. Les premiers sont les seuls à pouvoir accéder aux dossiers.
« Ils sont protégés par le secret professionnel et bénéficient de la confidentialité de la correspondance avec leur client, ce qui est très utile » explique Yves Botteman, avocat au cabinet américain Steptoe. « Alors que si une société révèle à des tiers les tenants et les aboutissants d’une affaire, les éléments pourraient être saisis lors des enquêtes. »
Tenter le contournement
Arrivés à la fin des années 1980 à Bruxelles, les cabinets d'avocats sont devenus incontournables pour les entreprises en délicatesse avec la DG Concurrence. Mais leur marge de manœuvre reste limitée. Les services de la Commission ne les rencontrent qu'à certains moments clefs du dossier, une ou deux fois par an seulement.
Les avocats peuvent tenter de passer par la voie politique en allant voir les commissaires, mais « cela ne va pas nécessairement modifier radicalement l'orientation du dossier » reconnaît Yves Botteman. « Au mieux, permettre de résoudre un point de conflit et aller de l’avant ».
Des consultants peuvent aussi être envoyés auprès d’autres services de la Commission, pour les pousser à s’impliquer dans leur dossier, si leur champ de compétences est concerné. Mais là encore, le résultat est très incertain…
L’autre solution est d’utiliser l’angle économique. De plus en plus, la DG Concurrence fonde ses décisions sur l’analyse des marchés. Cette tendance s’explique par trois affaires de concentration qui ont été annulées par la justice européenne à cause de chiffres et données jugées spéculatives. Depuis, la Commission s’est dotée d’un service d’une cinquantaine de personnes pour appuyer un « chief economist ».
Google a ainsi fait appel à plusieurs cabinets d’économistes pour contrecarrer les analyses de Bruxelles. Des cabinets bruxellois se sont spécialisés dans le domaine, tous anglo-saxons : Charles Rivers Associate, Compass Lexecon (40 ans d’expérience), RBB Economies (fondé en 2005 à Londres).
Dans une de ses réponses à la Commission, publiée en août 2015, Google avait ainsi démonté point par point les accusations de la Commission, faisant surtout appel à des arguments économiques pour défendre son comparateur de prix, Google Shopping. Selon lui, le trafic généré par les services de commerce en ligne avait beaucoup progressé (de l’ordre de 227 %) sur la période couverte par l’acte d’accusation (2010 à 2014), avec la création de près de 300 nouvelles entreprises dans le secteur.
Méfiance envers le national
Mais toute cette culture du secret de la DG Concurrence agace ses homologues nationaux.
« La Commission fait un discours digne de la Pravda [journal de l'ex-Union soviétique] » s'énerve un agent d'une autorité nationale de la concurrence. « Quand on lui pose une question sur un dossier, elle se contente de parler des étapes de la procédure, c'est tout ».
De peur des fuites, les projets de décisions ne sont transmis aux autorités des pays concernés que quelques semaines avant de les rendre publics.
« On se contente de corriger les fautes d'orthographe" indique cet agent. "Sur une affaire de cartel, une de mes collègues a réussi à changer le vocabulaire dans un paragraphe de la décision. On a presque bu le champagne ! » ironise-t-il.
Mais cette méfiance de Bruxelles s’explique par la crainte de voir une autorité défendre un champion national, ou celle d'une intervention politique.
Un représentant d'entreprise glisse que dans le dossier de l'ouverture à la concurrence des concessions hydrauliques, EDF a su placer ses cartes à Paris et ainsi conserver pour le moment un statu quo avantageux. La Commission n’a pu aller plus loin dans la procédure dans une situation qu’elle jugeait pourtant contraire au droit…
Mais cela reste marginal.
« En France, nous pensions qu’il était possible de régler une affaire de concurrence par un coup de téléphone du président de la République à la fin de la procédure. Maintenant, les États sont impliqués seulement à titre d'appoint" confirme sous couvert d'anonymat un avocat spécialisé dans la concurrence.
Le facteur humain
Mais les experts de la concurrence l'assurent : il est toujours possible de négocier avec la Commission. Pour la bonne et simple raison qu’en haut de toute la machine, il y a un ou une commissaire, avec sa personnalité plus ou moins influençable. C’est à lui ou elle que revient la décision finale.
Selon un fin connaisseur du dossier, c'est après un séjour au forum de Davos que l’Espagnol Joaquin Almunia, en poste entre 2009 et 2014, avait tenté de trouver un accord à l'amiable avec Google en 2014. Il était connu pour prendre davantage ses positions seul, via des règlements plutôt que des enquêtes.