Au début, ils n’y ont pas trop cru, à la Convention citoyenne pour le climat (CCC). Les lobbyistes français n’imaginaient pas que ces 150 citoyens tirés au sort allaient mettre à l’agenda un projet de loi de plus de 60 articles touchant quasiment tous les secteurs. Malgré les divers reports de présentation du texte qui ont pu laisser planer un doute, ils ont fini par se faire une raison. La bataille parlementaire sera rude et décisive pour les intérêts qu’ils représentent.
Le texte, publié par Contexte le 8 janvier, est scruté à la loupe par les 150 citoyens, qui vérifient que leurs propositions sont fidèlement traduites ; par les parlementaires, qui se sont sentis tenus à l’écart du pas de deux des conventionnels et du président de la République ; par les ONG, qui attendent des mesures fortes ; et par les lobbyistes du privé, missionnés pour protéger leurs entreprises.
« Tous les cabinets de Paris travaillent sur la CCC », avoue à Contexte un associé dans l’un d’eux. Le texte, très large, est aussi une occasion de prospection pour ceux qui cherchent à engranger de nouveaux clients.
Peu habitués à ce que la trame d’un texte législatif soit rédigée par des personnes soucieuses de ne pas être influencées, certains ont été déroutés. D’autant qu’une mesure qui a été tranchée lorsque le texte arrive sur le bureau du Parlement n’a quasiment aucune chance d’être modifiée significativement au cours de la navette parlementaire.
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« Bunker en verre »
Des représentants d’organisations professionnelles et d’ONG ont néanmoins été reçus dans les bâtiments du Conseil économique, social, environnemental (Cese), et certains ont rencontré les citoyens au moment des "speed-dating" de novembre 2019. « À ce moment-là, on faisait de la com' », on faisait passer des messages dans la presse », se souvient un lobbyiste en cabinet. D’autres se sont résignés à observer de l’extérieur le « bunker en verre » (dixit l’un d’eux) de la Convention citoyenne. Ils se sont connectés sur YouTube pour regarder les sessions de travail qu’ils avaient manquées avant la venue du président de la République (lors de la session 4) et les suivantes.
Si la promesse du « sans filtre » présidentielle faite à l’occasion de cette rencontre a attiré l’attention des représentants d’intérêts, le réel tournant date du 29 juin. Ce jour-là, le président de la République n’écarte « que » trois propositions de la CCC. C’est trop selon les ONG, mais pour les entreprises c’est l’alarme.
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« Autant nous avons été très bien protégés dans le cadre de la CCC, pas démarchés, pas sollicités outre mesure, autant nous avons été “sursollicités” en septembre et octobre », témoigne un citoyen. L’association Les 150, à laquelle il appartient, a fait « une centaine de rencontres avec tous les acteurs, en plus des réunions avec les ministres ». Le Medef confirme que trois visioconférences ont eu lieu entre ses adhérents et des citoyens pour des échanges techniques. « C’était une phase de confrontation positive », analyse un permanent de l’organisation patronale. Mais pas une négociation, « ils sont venus présenter leurs mesures », précise notre source.
L’association Les 150
Au terme de la Convention citoyenne, les participants ont décidé de créer une structure, Les 150, pour continuer le travail. Ils assurent ainsi un suivi des propositions.
« Nous [les 150, ndlr] avons adopté une position, nos mesures sont un “dogme”, on n’est pas là pour négocier ni prendre de l’argumentaire », abonde le citoyen.
Boîte noire du ministère
Si les échanges avec les citoyens sont donc nombreux, les interactions avec le ministère de la Transition écologique et solidaire sont, elles, limitées. Pourtant, c’est lui qui tient la plume pour traduire les propositions en un projet de loi dans les formes. Quelques grands raouts sont organisés, mais ils sont peu propices à la négociation. Très mobilisés sur le sujet selon plusieurs sources issues du privé, le Medef et d’autres syndicats (CPME, U2P, CFDT, FO, CFE-CGC et CFTC) s’en sont même plaints auprès du Premier ministre. Dans un courrier de décembre, ils ont regretté que la concertation ait été réduite « au strict minimum », alors que le texte « a vocation à transformer notre économie ».
Les lobbys concernés ont quand même croisé les fonctionnaires et le cabinet du ministère de la Transition écologique pendant cette période, car ils négociaient les décrets d’application de la loi antigaspillage et économie circulaire (loi Agec). « Les arbitrages sur les décrets ont été influencés par la CCC », estime un consultant qui travaille pour un éco-organisme. De là à penser que les équipes de Barbara Pompili ont attendu le dernier moment pour rédiger ces textes réglementaires, il n’y a qu’un pas que franchit un confrère de ce consultant : « Le lien est assez évident. »
Toutes les propositions de la CCC n’avaient pas vocation à être traduites dans un nouveau texte législatif. Certaines ont été mises en œuvre par voies réglementaires, et d’autres dans le plan de relance voté avec le budget 2021.
« On a l’impression que sur les sujets du vrac, de la consigne et des pièces détachées, le ministère de la Transition écologique prend sa revanche sur Bercy. »
De son côté, le ministère de l’Économie et des Finances a, comme le secteur privé, embrayé tard. La crise sanitaire et économique a accaparé les services tout comme les entreprises. Un délégué général de fédération explique : « Nous sommes en cellule de crise depuis le 15 mars, à gérer les exonérations de charges et les critères du Fonds de solidarité. » En réalité, « ils ont compris en juin, jusque-là ils voyaient les citoyens de la CCC comme des “cheveux longs-sandales Jésus” », rigole un ministre. Comme le résume un lobbyiste, le ministère de Bruno Le Maire s’est retrouvé à l’automne dans un « rôle de sape absolu, à défaut de pouvoir y aller frontalement ».
Résultat, les arbitrages ont traîné à la fin de l’année. Les derniers désaccords ont porté sur la rénovation thermique des bâtiments, la limitation de la publicité, les engrais azotés et l’artificialisation des sols. Forcément, l’atterrissage final représente un recul par rapport à la position initiale du ministère de la Transition écologique.
Triangulation et chiens de garde
Sur ce point, un collègue ministre de Barbara Pompili déplore ce qu’il appelle « la méthode Pompili ». « Je lui ai dit très clairement d’arrêter de jouer les citoyens contre Bercy », explique-t-il. « Elle ne se cherche pas d’alliés, c’est le syndrome écolo. Elle triangule, avec les citoyens, avec les ONG, avec les parlementaires. » C’est-à-dire que la ministre compte sur ces alliés extérieurs pour l’aider à faire monter la pression au moment des arbitrages. Une analyse partagée par des parlementaires de la majorité et des lobbyistes interrogés par Contexte. Mais l'entourage de la ministre réfute cette idée, regrette ce « procès en déloyauté » et assure que Barbara Pompili défendra les arbitrages gouvernementaux lors de l'examen du texte.
Le texte climat se prête néanmoins parfaitement à cette méthode évoquée par de nombreuses sources. Pendant le processus d’écriture de la loi, les ministères étaient tenus à l’œil par les citoyens et les ONG, qui ont fait office de « chiens de garde ». Le réalisateur et militant écologiste Cyril Dion, médiatique garant de la CCC, a ainsi multiplié les prises de parole pour dénoncer un « détricotage » des propositions des citoyens. Sa pétition « Sauvons la convention citoyenne pour le climat », lancée mi-novembre 2020, a dépassé le demi-million de signatures en début d’année.
Barbara Pompili et, plus globalement, ceux qui encouragent un projet plus ambitieux quant à la réduction des émissions de CO2 peuvent espérer gagner la deuxième manche au Parlement sur de nombreux sujets. C’est précisément ce qui inquiète les lobbyistes interrogés par Contexte, mais aussi les parlementaires probusiness de la majorité.
Appréhension et anticipation
« Dans les sujets retenus, certains sont sur la table depuis un moment et nos clients ont déjà fait passer des messages », rappelle un représentant d’intérêts, qui cite les mesures sur l’aérien.
« On sera en défensif sur le texte, je ne vois pas trop comment on pourrait être en offensif », observe-t-il.
Tous nos interlocuteurs s’attendent à des milliers d’amendements. « On regarde déjà les propositions de loi (PPL) qui ont été déposées récemment, car ce sont des amendements en puissance », explique un lobbyiste dont plusieurs clients sont concernés par le texte. « Ces PPL n’ont parfois aucune chance d’être mises à l’ordre du jour, mais elles reviennent dès qu’un projet de loi les touche de près ou de loin », complète-t-il. Avec ses équipes, il les examine soigneusement et peaufine ses arguments.
Deux autres lobbyistes d’une fédération professionnelle ne s’attendent pas à un grand chambardement du texte au cours de la navette parlementaire et seront surtout attentifs à la rédaction des textes d’application de la loi. Ils anticipent néanmoins « une belle flopée d’amendements ». « Ça va être un beau bordel, il faudra tout regarder, les coups de pression des uns et des autres. »
Les représentants d’intérêts s’attendent aussi à ce que le gouvernement passe par des amendements du ou des rapporteurs (voir ci-contre) pour contourner l’obligation d’une étude d’impact ou prendre de court l’opinion.
Commission spéciale plutôt que commission du Développement durable ?
La question de l’organisation des débats sur le texte n’est pas encore tranchée. Sans surprise, les membres de la commission du Développement durable de l’Assemblée nationale estiment que leur commission est compétente au fond pour examiner le texte. Ils sont rejoints par ceux qui veulent accentuer la coloration écologiste du projet de loi. Mais selon plusieurs interlocuteurs, l’hypothèse d’une commission spéciale est désormais la plus probable. Une commission spéciale, c’est-à-dire rassemblant des députés issus de toutes les autres commissions (notamment les Finances, les Affaires économiques et la Culture), diluerait mécaniquement la part des députés de sensibilité écolo dans les travaux préparatoires à la séance publique. Dans ce cas, il y a souvent des rapporteurs thématiques.
De leur côté, les citoyens ne devraient pas être en reste. « Ils sont eux-mêmes devenus un lobby », analyse une députée de la majorité. Selon nos informations, des cabinets d’affaires publiques ont proposé leurs services aux 150 en vue d’éventuelles actions de lobbying auprès des groupes parlementaires et de la rédaction d’amendements. Les citoyens n’ont pas donné suite.
Quid des parlementaires ?
L’attitude des parlementaires par rapport au texte est un sujet incertain. Un représentant d’une organisation professionnelle résume l’enjeu : « Le Parlement n’a pas été associé au niveau où il l’entendait, il va vouloir jouer un rôle soit pour filtrer soit pour revenir à l’esprit de la Convention. » Depuis la fin décembre, les députés, qui examineront le projet de loi en premier, sont ciblés par les lobbys. Dans la majorité, des groupes de travail se sont formés pour étudier les grandes thématiques du texte – rendant identifiables les élus intéressés par les sujets.
Le travail de cartographie des députés met aussi en lumière que les élus de sensibilité écolo sont nombreux dans la majorité. Le ministre interrogé par Contexte ne doute pas que sa collègue Barbara Pompili s’appuiera sur les parlementaires d’En commun, son courant interne.
« Si on voit un amendement long comme le bras signé par Hugues Renson et tous les autres, on saura à quoi s’attendre, analyse-t-il. On refait le match d’Egalim, d’Elan, d’Agec et de la LOM. »
Cette série d’acronymes désigne quatre lois emblématiques du quinquennat – sur l’agriculture, le logement, l’économie circulaire et les mobilités – pour lesquelles des dizaines de milliers d’amendements ont été déposés. Elles vont donc à nouveau faire l’objet de débats internes dans la majorité. Quasiment à chaque fois, la frange écolo de la majorité s’était fait battre. Entre-temps le groupe LREM a gagné en expérience et consolidé ses convictions sur les dossiers. « Concernant le glyphosate, il s’est passé trois ans depuis Egalim, il y a eu une mission, la loi néonicotinoïdes. On va aborder les questions différemment », signale ainsi une députée de la majorité. L’heure de la revanche a-t-elle sonné ? Réponse fin mars.