À son lancement en 2020, Gaia-X avait été présentée comme le « premier pas » vers une « infrastructure européenne du cloud ». Beaucoup y ont alors vu la promesse d’un cloud européen souverain, la possibilité de faire sans les Gafam. Mais un an et demi plus tard, la confusion règne quant à l’ADN de ce projet lancé par les ministres Bruno Le Maire et Peter Altmaier.
Certains – convaincus que bâtir un cloud européen souverain demeure non seulement possible, mais surtout nécessaire – voyaient en Gaia-X l’occasion de faire enfin barrage aux Américains. Pour d’autres, miser sur le « made in Europe » uniquement n’a jamais été un objectif. Les contours du projet ont toujours été très flous, chacun y a donc vite projeté ses propres attentes. « Gaia-X est un compromis, et certains ne l’ont pas compris », tranche le représentant d’un « hyperscaler » – un géant du secteur.
Ainsi, lorsque la vice-présidente de la Commission européenne, Margrethe Vestager, a déclaré fin mars ne pas s’inquiéter pour le marché européen du cloud, se félicitant que Gaia-X soit là pour « stimuler la concurrence » face aux mastodontes américains, une dizaine de fournisseurs européens a rapidement dénoncé une « perception » en décalage avec la réalité.
Moins de politique, plus de technique
Sur le papier, Gaia-X est avant tout une « association professionnelle », composée de 333 membres et implantée dans 16 pays du continent – rien à voir, donc, avec un organe officiel de l’Union européenne. Chaque pays dispose de sa propre branche, baptisée « hub », accueille des travaux purement nationaux et contribue, selon ses moyens, aux missions de l’association :
- fédérer les services de cloud autour de valeurs communes à définir ;
- faciliter les échanges de données entre entreprises d’un même secteur ;
- établir des standards d’interopérabilité des infrastructures.
Sur le terrain, Gaia-X se cherche. « Depuis 2020, le projet a évolué », note un représentant de l’industrie numérique. « Il est moins politisé, plus technique. » Gaia-X s’est orientée vers « quelque chose de plus « métiers » », précise Quentin Adam, patron de l’entreprise française Clever Cloud, spécialiste des plateformes cloud (PaaS) et membre de Gaia-X. Comprenez : l’accent est mis sur les besoins en cloud des professionnels – professionnels du voyage, de l’industrie, de l’énergie ou de la culture.
La priorité va par exemple à la création d’espaces de données sectoriels ou à la suppression des obstacles empêchant la migration d’un cloud vers un autre. Gaia-X contribue donc à faire avancer la cause du cloud sur le continent, en prêtant l’oreille aux demandes des entreprises européennes, mais sans pour autant valoriser les fournisseurs de cloud européens. Un hyperscaler confirme :
Les espaces de données sectoriels, ou « data spaces », vedettes de la dernière session plénière du Hub France, contribueront à favoriser et à faciliter l’échange de données entre acteurs d’un même secteur. Côté français, un premier « data space » consacré aux entreprises de la mobilité et du tourisme a vu le jour en mars : Eona-X, créé sous l’impulsion des groupes Air France-KLM et Aéroports de Paris, de l’aéroport Marseille-Provence, de la SNCF, et du fournisseur de technologies Amadeus.
« Le projet n’est pas destiné aux fournisseurs. Qu’ils soient allemands, américains ou français. Il est destiné aux entreprises intelligentes, à l’industrie, aux distributeurs, aux constructeurs. Ce sont eux qui doivent en tirer quelque chose. »
Pour Quentin Adam, c’est l’arrivée des Gafam qui a changé la donne. « Lorsqu’elle a été lancée, on a présenté Gaia-X comme une initiative visant à favoriser l’adoption du cloud européen. Aujourd’hui, l’objectif poursuivi est plutôt de favoriser l’adoption du cloud en Europe. Gaia-X a changé de mission », regrette-t-il.
« Gaia-X ne traite pas le sujet de la souveraineté. Elle traite le sujet d’une industrie qui veut consommer du cloud un peu comme avant, mais en participant à la conversation », maintient Yann Lechelle, patron de Scaleway, autre hébergeur français. Ce dernier avait rejoint Gaia-X aux premières heures, avec beaucoup d’ambition, et en a claqué la porte en novembre dernier.
« L’autarcie numérique en Europe est une chimère »
Le choix avait pourtant été fait de confiner les acteurs non européens aux groupes de travail et de leur interdire l’accès au conseil d’administration de l’association. En juin 2021, ce dernier s’est toutefois formé avec Digital Europe – lobby bruxellois de la tech, dont sont membres les Gafam. Aujourd’hui, dans les hautes sphères de Gaia-X, la collaboration avec les grands noms du marché ne fait plus débat.
« Se limiter à un territoire suffisamment petit, à une technologie, à un ensemble de règles que nous pouvons gouverner, c’est une définition politique de la souveraineté. Est-ce cela que nous voulons pour être compétitifs au niveau mondial ? Non, pas du tout », affirmait fin mars le PDG de Gaia-X, Francesco Bonfiglio, à l’occasion d’une table ronde organisée par Orange.
« Le marché européen n’a pas d’alternative et doit survivre sur un marché concurrentiel », insistait l’Italien, constatant le retard accumulé vis-à-vis des géants américains du cloud. « Nous essayons donc de construire une initiative qui soit compétitive sur le marché mondial. Et pour cela, nous avons besoin d’acteurs non européens. »
Du côté des géants en question, on assure ainsi vouloir « mettre tout [son] poids derrière le projet » et toute son expérience au service de l’économie numérique européenne. « Les membres européens de Gaia-X sont actifs à l’étranger. Si Gaia-X veut jouer un rôle, elle doit être sophistiquée, fonctionner dans un contexte mondial », pose un représentant d’hyperscaler. « Si ce que nous faisons n’est valable qu’en Europe, nous aurons raté notre affaire », résumait pour sa part Hubert Tardieu – ex-PDG par intérim de Gaïa-X, aujourd’hui membre du conseil d’administration de l’association – lors de la dernière session plénière du Hub France.
Quoi qu’il en soit, c’est faire fausse route que de poser ici la question de la souveraineté, martèle Henri d’Agrain, délégué général du Cigref, l’association des grands comptes français (CAC40 et ministères), qui gère le Hub France de Gaia-X. « J’appelle à ne pas utiliser ce concept à tort et à travers. On confond souvent souveraineté et maîtrise des dépendances », s’agace-t-il.
Le Cigref est l’association chargée de défendre les intérêts des grandes entreprises et des administrations publiques françaises auprès de leurs fournisseurs de services numériques. C’est à elle qu’a été confiée la gestion du hub France de Gaia-X.
Après publication de l’article, M. d’Agrain a contacté Contexte pour revenir sur ses propos, affirmant qu’il ne les avait pas tenus. Contexte maintient sa version de l’échange, qui s’est tenu avec notre journaliste en marge de la quatrième session plénière du Hub France de Gaïa-X, le 18 mars.
« Aujourd’hui il n’y a pas d’acteur européen qui réponde aux besoins des entreprises, qui leur permette d’externaliser les difficultés comme le fait par exemple Amazon Web Services (AWS). L’autarcie numérique en Europe est une chimère, elle n’aura pas lieu. Donc Gaia-X est là pour permettre de maîtriser les dépendances vis-à-vis d’acteurs avec lesquels on continue à rouler », poursuit le représentant des grands clients français du cloud.
Guerre du cloud et abandon du logiciel
Dans cette frilosité à investir dans les services européens existants pour s’accommoder au mieux des offres américaines dominantes, l’entrepreneur français Stéfane Fermigier voit un « aveu de faiblesse ». Il regrette « que l’on n’ait même plus envie de tenter quelque chose ». Pourtant, « le cloud computing n’est pas un marché fini, on fait actuellement 20 % de ce que l’on fera en 2028 », note Quentin Adam, déplorant que le discours selon lequel les Européens auraient déjà « perdu la guerre du cloud » prévaut.
En 2020, une semaine après le lancement officiel de Gaia-X, cet entrepreneur français, CEO de l’éditeur de logiciels open source Abilian, cosignait dans Euractiv une tribune qualifiant Gaia-X de « cheval de Troie pour les Big Tech en Europe ».
Les deux entrepreneurs français, tout comme Yann Lechelle, s’inquiètent en particulier de voir la couche « logiciel » du cloud laissée aux mains des Américains (voir l’encadré). Tous reconnaissent très volontiers la grande qualité de l’offre des hyperscalers en la matière, « mais on ne sait jamais ce que l’avenir nous réserve, met en garde Clever Cloud. L’essentiel de notre économie, voire de notre administration, dépend de logiciels américains, et nous ne serions pas à l’abri, estime-t-il, de voir un jour les États-Unis menacer de nous les retirer si nous ne les suivons pas dans un conflit. Et si demain, l’Europe veut ajouter ou retirer une fonctionnalité pour telle ou telle raison, elle n’a pas le pouvoir de le faire. Et donc aucun pouvoir pour imposer ses valeurs », poursuit-il.
Philippe Montarges, membre de Gaia-X et cofondateur d’Alter Way, société d’infogérance, insiste sur ce qui se joue pour l’industrie européenne. « Nos voitures connectées, Renault, Peugeot, et les autres, passent de plus en plus par les Gafam. Le poids de notre industrie numérique est trop faible par rapport à notre poids économique, il y a un enjeu vital à ce que l’industrie européenne du logiciel soit plus prégnante, aussi pour irriguer plus fortement d’autres secteurs industriels. Et Gaia-X a vraiment un rôle à jouer ici », maintient-il.
Tous les lobbys de la terre
Qu’ils les accueillent ou qu’ils les rejettent, les membres européens de Gaia-X s’inquiètent tous de la grande influence des géants américains sur les travaux. L’association « est dominée en arrière-plan par des entreprises internationales », concède un second hyperscaler. Un rapide tour sur LinkedIn suffit pour constater que certaines disposent d’employés consacrés au projet : un responsable de l’engagement avec le secteur public orienté Gaia-X pour AWS, un responsable des solutions Gaia-X pour Microsoft, un architecte Gaia-X chez BMW.
Pour les plus petits membres, assister à l’ensemble des réunions et assurer un retour dans les temps sur les documents relève en revanche de l’impossible. « Notre contribution, c’est une goutte d’eau dans un océan », déplore Clever Cloud. « Ça demanderait tellement de ressources humaines de pouvoir impulser quelque chose, c’est hors de portée. »
Les grands industriels français tremblent eux aussi. En mars, Martine Gouriet, directrice des usages numériques chez EDF et membre du conseil d’administration de Gaia-X, a profité de la session plénière du Hub France pour appeler à l’aide :
« Si vous ne venez pas en groupe de travail, il y a des associations qui, elles, ont 100 % de leur temps dédié à cela, qui sont super fortes en lobbying et bien financées. Venez participer, sinon moi et quelques autres nous retrouvons tout seuls avec tous les lobbys de la terre qui essayent de nous faire enfiler des perles ! »
L’appel a été repris par plusieurs intervenants. Y compris par Henri d’Agrain, convaincu que « Gaia-X ne profitera pas à la compétitivité de la France, si les Français ne sont pas investis dans les groupes de travail ». Mais cet appel, estime Quentin Adam, s’adressait aux utilisateurs de cloud. Pas aux fournisseurs.
Le logiciel, la crème du cloud
Le terme « cloud » recouvre trois niveaux de services successifs. 1. Le niveau infrastructure ou IaaS : les machines, équipements réseaux et autres centres de stockage. 2. Le niveau plateforme, le PaaS, qui consiste à mettre à disposition des systèmes d’exploitation et s’adresse donc plutôt aux développeurs. 3. Le SaaS, le niveau logiciel, qui offre à tout utilisateur des applications cloud prêtes à l’emploi. Les offres SaaS sont de plus en plus prisées. Elles représentaient en 2021 un marché mondial estimé à 212,2 milliards de dollars et pourraient atteindre les 374,4 en 2026, avec un taux de croissance annuel moyen de 11,7 %. Les Américains excellent en la matière et dominent ce marché. En 2019, cinq entreprises seulement en détenaient plus de la moitié. Quatre américaines : Microsoft – 17 % du marché SaaS à elle seule –, Salesforce, Adobe, Oracle. Une européenne : SAP. « La première erreur qui est faite souvent [en Europe], c’est de penser que le Cloud relève à 90 % de l’infrastructure et à 10 % du logiciel, constate l’entrepreneur Stéfane Fermigier. Or c’est tout l’inverse. Bien sûr que l’infrastructure requiert des investissements, de l’innovation. Mais c’est bien le logiciel qui permet aux hyperscalers de verrouiller les marchés. »