Trop de phytos dans l’eau. Depuis plusieurs années, les contrôles de l’eau de consommation humaine (EDCH) attestant de concentrations de métabolites de pesticides supérieures à leurs limites réglementaires se multiplient dans de nombreux territoires. Et « le nombre de non-conformités des eaux brutes et des eaux traitées va croître et mettre l’ensemble des acteurs sous tension », prévient le volumineux rapport d’une mission interministérielle, daté de juin et demeuré confidentiel, que Contexte publie.
La préservation de la qualité des ressources en eau est « en échec », y pointent sans ambages les inspections générales des ministères de la Santé (Igas), de l’Agriculture (CGAAER) et de la Transition écologique (IGEDD), missionnées par le gouvernement Borne en novembre 2023, en pleine crise agricole.
Or, le volet du plan eau consacré aux captages d’eau et leurs aires d’alimentation est celui qui a le moins avancé : aucune de la petite dizaine de mesures concernant la protection des captages n’a abouti.
Ce rapport rassemble des propositions qui doivent alimenter la « feuille de route » sur les captages promise par la ministre de l’Écologie, Agnès Pannier-Runacher.
Financement : on oublie l’échéance 2025
Sur la période 1980-2019, « près de 12 500 captages d’eau potable ont été fermés », sur les quelque 33 000 que compte la France. Et les pollutions diffuses, notamment d’origine agricole, constituent désormais la première cause de ces fermetures, d’autant plus que la directive eau potable de 2020 a beaucoup restreint les possibilités de dérogation, souligne la mission d’inspection.
Laquelle juge opportun, en vertu du principe pollueur-payeur, « d’étudier les modalités d’une contribution [du secteur agricole] au financement des investissements curatifs ». Le rapport préconise en premier lieu d’augmenter la redevance pour pollution diffuse (RPD), prélevée sur les ventes de produits phytos au bénéfice des agences de l’eau (voir encadré ci-dessous). Ce que prévoyait le plan eau.
Le renoncement à cette hausse dans le budget 2024, sous la pression des organisations agricoles, « crée de la tension dans les bassins avec les usagers non agricoles », notent les inspecteurs. Qui estiment donc nécessaire de corriger le tir dans le budget 2025.
Or, le gouvernement Barnier, affairé à éponger la dette et particulièrement à l’écoute du monde agricole, y a déjà renoncé. Pis, il a décidé de ponctionner 130 millions d’euros dans la trésorerie des agences de l’eau, ce qui est « plus délicat à mettre en œuvre », a reconnu Agnès Pannier-Runacher au Sénat, le 6 novembre.
Un contexte budgétaire susceptible de mettre en péril les 12e programmes d’intervention pluriannuels (2025-2030) des agences de l’eau, que les bassins ont adopté en octobre (voir ici et là), et qui contiennent des mesures en faveur des captages, alerte le rapport. Qui souligne que l’agriculture est « bénéficiaire net[te] » des aides des agences.
Il propose deux autres façons d’augmenter le rendement de la RPD, « à envisager à court terme » : l’étendre aux produits biocides ou créer une redevance spécifique sur les PFAS. Or, la directive eaux usées (Deru), que vient d’adopter le Conseil de l’UE, prévoit que les États mettent en place d’ici trente mois une contribution, via la responsabilité élargie du producteur (REP), des industries cosmétique et pharmaceutique, et que la Commission évalue l’opportunité d’une REP sur les PFAS et les microplastiques.
Les inspections suggèrent aussi de subventionner à hauteur de « 80 % » les investissements de traitement des eaux polluées, notamment via un renforcement des crédits de l’État aux collectivités (DETR/DSIL et crédits de planification écologique), d’augmenter les moyens humains de l’Anses et de relever la taxe sur les autorisations de mise sur le marché de pesticides qu’elle perçoit. Là encore, dans sa proposition de budget 2025, l’exécutif n’a pas suivi ces préconisations.
Booster les aides à la conversion
Pour améliorer en amont la qualité de l’eau potable, il est indispensable de généraliser les pratiques agricoles à bas niveau d’intrants dans les aires d’alimentation, rappelle le rapport. Concrètement, privilégier la stratégie de la « bonne culture au bon endroit » (luzerne, prairies permanentes, miscanthus…) plutôt que celle de la « bonne dose au bon moment ». Une solution connue de longue date, mais très compliquée à mettre en place sur le terrain.
Pour lever ces obstacles, les auteurs du rapport préconisent de s’appuyer sur les financements de la PAC et des agences de l’eau. Par exemple en développant les paiements pour services environnementaux (PSE) spécifiques en systèmes de grandes cultures, en valorisant l’agriculture biologique dans l’écorégime ou en promouvant un dispositif privé de couverture du risque lié à la transformation agroécologique. Ou encore, en « proportionnant » les niveaux de rémunération des écorégimes, d’une part, et des soutiens au bio, d’autre part, « à leur effet en matière de réduction d’usage » des pesticides. L’écorégime devrait être « revalorisé » pour les exploitations en bio, pour devenir « significativement plus élevé » que celui dont bénéficie le label HVE, tranche aussi le rapport.
Soulignant l’efficacité des obligations réelles environnementales ou des baux environnementaux, comme en Camargue, la mission suggère à l’État d’exonérer d’impôt les propriétaires ruraux. « En raison du montant très modeste de ces revenus, la diminution de recettes fiscales serait très faible », explique-t-elle.
Plus de 4 000 points de prélèvement « sensibles » ?
Pour s’atteler à la protection des points de captages « sensibles », le gouvernement devra d’abord les définir dans un arrêté – ce que lui impose la directive eau potable de 2020. La mission estime que le nombre de ces captages « pourrait être de l’ordre du triple de celui des captages prioritaires », dont près de 1 400 sont répertoriés dans les schémas directeurs d’aménagement et de gestion des eaux (Sdage) en vigueur (2022-2027).
Or, depuis le Grenelle de l’environnement, qui a consacré la pertinence de protéger l’ensemble des captages « prioritaires », les engagements nationaux n’ont jamais été tenus. « Seuls 60 % » d’entre eux faisaient l’objet d’un plan d’action validé en août 2023 et, pour 20 % d’entre eux, l’élaboration du plan n’était même pas engagée, notent les inspecteurs. Et ce alors qu’une instruction interministérielle de février 2021 prévoyait qu’ils soient tous engagés avant la fin 2021, une action issu des assises de l’eau.
Le rapport recommande d’instituer dès le second semestre 2024 une zone soumise à contraintes environnementales (ZSCE), assortie d’un programme d’actions « avec objectifs et indicateurs de résultats », sur « toutes les aires de captage en dépassement ou proches des limites de qualité pour les pesticides et leurs métabolites ». Et ce, « en complément » des plans de gestion sanitaires (PGSSE) définis par un arrêté de janvier 2023. Une telle mesure nécessite un pilotage regroupant toutes les administrations impliquées – DGALN, DGPE, DGAL, DGS, préfets, ARS…
En cas de non-atteinte des objectifs d’un tel plan d’actions, un arrêté pourrait instaurer « sans délai » un nouveau « programme de mesures obligatoires de restriction, voire d’interdiction, d’usages des produits phytopharmaceutiques en dépassement », qui serait accompagné « d’indemnités compensatoires pour les agriculteurs », proposent les inspecteurs. Actuellement, il est impossible de « compenser des coûts engendrés par la mise en place de mesures rendues obligatoires, ce qui bloque la mise en œuvre de ZSCE et leur ambition », déplorent-ils.
Un cadre réglementaire à rebâtir
« La politique de protection des captages est à refonder », estime la mission, soulignant son éparpillement – la protection des EDCH relève « de deux procédures distinctes et de quatre codes différents » – et les confusions qu’elle engendre.
Les rapporteurs préconisent de concevoir « un seul acte réglementaire de protection des captages et de leur[s] aire[s] d’alimentation », qui serait instruit conjointement par les ARS et les DDT (ou DDTM, Dreal) et qui comporterait « des prescriptions obligatoires sur les pratiques agricoles pouvant être indemnisées » par les collectivités ou les agences de l’eau.
En amont, le gouvernement pourrait demander aux industriels de mettre à disposition des données d’analyse (« étalons analytiques ») dès le dépôt d’une demande d’autorisation de mise sur le marché d’un produit phyto. Une fois obtenues, ces autorisations pourraient également prévoir de limiter, voire d’interdire, l’usage de tel produit à risque de migration dans les aires d’alimentation.
« Après adaptation éventuelle du droit », l’exécutif inscrirait dans les autorisations de mise sur le marché (AMM) « des restrictions et des interdictions d’usage sur les aires d’alimentation de captages (AAC) » pour les pesticides dont les métabolites présentent un risque important de migration vers les eaux, suggère aussi le rapport, qui propose en outre de « renforcer les contrôles d’utilisation » des phytos sur les AAC.
Refondre l’évaluation européenne de la « pertinence » des métabolites
La lettre de mission invitait les inspecteurs à « proposer des éléments à porter auprès de la Commission européenne », ce dont ils ne se sont pas privés. Le rapport signale ainsi que plusieurs définitions de la « pertinence » des métabolites de pesticides – impliquant un risque sanitaire avéré – « cohabitent au sein de la réglementation européenne » et que cela entraîne « des conséquences dommageables pour les États membres ».
Le soin d’apprécier le caractère « pertinent » d’un métabolite est de surcroît laissé aux États membres, conduisant à des « différences d’appréciation ». La mission suggère de confier au ministère de la Santé l’élaboration d’une méthodologie unique à proposer à l’UE. Elle retiendrait « les prescriptions les plus protectrices » des deux guides existants, l’européen, dit « Sanco », applicable aux eaux souterraines, et celui proposé en janvier 2019 par l’Anses pour l’eau potable, en l’absence de méthode d’évaluation dans la directive de 2020. Une méthodologie qui pourrait ensuite être étendue aux eaux de surface.
La mission recommande aussi que les États de l’UE se répartissent, « sous l’égide de l’Efsa », la détermination des valeurs toxicologiques de référence (VTR) des métabolites, qui débouchent elles-mêmes sur des « valeurs de gestion ». Ce qui permettrait d’établir les VTR « en même temps que l’autorisation de la substance ».
Ces chantiers ont vocation à être conduits en 2025, selon la mission.
Intégrer les métabolites « non pertinents » et les effets cocktail
Dans l’immédiat, pour faciliter la tâche des ARS, le rapport recommande de leur proposer avant la fin 2024 des « règles de gestion communes – y compris provisoires – » pour les métabolites non pertinents des substances interdites, les non-conformités portant sur des métabolites ne disposant pas de valeur sanitaire maximale (Vmax) et la présence simultanée de plusieurs substances (sur la base de l’avis du Haut Conseil de la santé publique paru fin 2023). Et de leur fournir un « modèle type d’arrêté de dérogation », assorti d’une « méthodologie pour fixer la valeur dérogatoire ».
Dans « un second temps », en 2025, le rapport suggère une révision du Code de la santé publique faisant converger les mesures applicables aux non-conformités des eaux brutes superficielles et souterraines.
Une réforme qui va se faire de plus en plus désirer
Les ministères de l’Agriculture et de l’Écologie ont réalisé un « exercice prospectif » recensant « 75 substances dont le renouvellement d’approbation pourrait être problématique », et qui représentent « 79 % des quantités de substances actives utilisées en France », expose le rapport. L’enjeu de la protection des captages d’eau potable n’est donc pas prêt de se tasser, loin s’en faut.
Agnès Pannier-Runacher a annoncé son intention de « compléter » le plan eau sur la protection des captages et de mettre « tous les acteurs autour de la table » pour établir une feuille de route ad hoc – dans le cadre de la « grande conférence nationale » sur l’eau annoncée par le Premier ministre, dont le lancement est prévu mi-décembre.
Contrairement à ses homologues à l’Agriculture (Annie Genevard) et à la Santé (Geneviève Darrieussecq), la ministre de l’Écologie ne découvre pas le dossier, puisqu’elle a pu s’y pencher lors de son précédent passage au ministère de l’Agriculture.
Le plan sur la sécurisation des captages « est prêt », a-t-elle même assuré à plusieurs reprises depuis son arrivée à l’hôtel de Roquelaure. Aucun arbitrage n’a cependant encore été pris, et le chantier ne ressemble pas à un long fleuve tranquille. Comme elle l’a souligné le 6 novembre auprès des sénateurs, « nous ne sommes qu’au début de l’histoire ».