C’est un accord qui n’existe pas. Du moins, pas formellement. Une simple « feuille volante non signée, sans aucune valeur juridique », comme l’affirmait le sénateur Vincent Delahaye, lors de la présentation de son rapport fait au nom de la commission d’enquête sur la production et les prix de l’électricité, en juillet 2024. Ce document, que Contexte publie, a été envoyé le 21 novembre 2023 par Matignon au PDG d’EDF, Luc Rémont, à l’Élysée, ainsi qu’aux ministères concernés. En pièce jointe d’un simple e-mail.
Il constitue alors l’aboutissement de longs mois de négociations entre EDF et l’État actionnaire sur le mécanisme de régulation censé prendre la suite de l’Arenh, qui s’éteindra au 31 décembre 2025. Présenté en grande pompe à Bercy, le 14 novembre 2023 – avant même sa finalisation –, cet accord traduit la volonté d’EDF de tourner la page de l’Arenh et de vendre son électricité de gré à gré, donc sans intervention de l’État.
Il prévoit le déploiement par EDF d’une politique commerciale basée sur la signature de contrats de fourniture de moyen terme avec les entreprises clientes et avec ses concurrents – censés pouvoir répliquer ses offres –, et de contrats d’allocation de production nucléaire (CAPN) de long terme avec les industriels électro-intensifs. En contrepartie, il acte une taxation des recettes générées par le parc nucléaire historique et leur redistribution aux consommateurs.
« L’idée était de capter la sur-rente d’EDF pour éviter d’avoir à dépenser 60 milliards d’euros dans un bouclier tarifaire trois ans plus tard [en cas de nouvelle envolée des prix, ndlr], tout en préservant la capacité du groupe à investir dans ses projets, et notamment le programme de nouveau nucléaire », retrace un proche du dossier.
Et, bien sûr, de garantir l’accès à une électricité compétitive à tous les consommateurs, en particulier les entreprises électro-intensives, très exposées à la concurrence internationale.
Accord, mais pas d’accord
Si ce document a le mérite d’exister, peu d’acteurs lui accordent une valeur juridique. Il repose, en effet, quasi intégralement sur la promesse d’EDF de vendre son électricité à 70 €/MWh en moyenne, sur le long terme.
« Ce n’est pas un accord dans le sens où il établit la sortie de l’Arenh mais ne fixe aucune régulation post-Arenh. C’est un mécanisme 100 % marché. Il y a une fiscalité qui est adossée au dispositif [la taxation des recettes d’EDF et leur redistribution aux consommateurs, ndlr], mais tout ce qui existait en matière de construction d’offres était déjà possible », relève un interlocuteur chez EDF.
« En définitive, le groupe EDF a présenté la façon avec laquelle il appréhendait le post-Arenh et le gouvernement a accepté. Mais il n’y a aucun texte juridique de quelque nature que ce soit qui n’est depuis venu valider le dispositif », poursuit cette même source.
L’accord traduirait ainsi l’abandon du précédent gouvernement dans le bras de fer qui l’opposait à EDF. L’option d’un contrat pour différence (CFD, un contrat à prix garanti par l’État), défendue par un grand nombre d’acteurs, y compris au sein des cabinets ministériels et des administrations, avait été abandonnée face aux protestations d’EDF, qui craignait de voir la Commission européenne imposer un nouveau projet de réorganisation de ses activités (relire notre article). « On a été incapables d’imposer notre solution à EDF. Même nationalisé, même avec un nouveau patron », regrette un protagoniste.
« Au fond, Luc Rémont s’est roulé par terre, a menacé plusieurs fois de démissionner, et Bruno Le Maire a fini par arbitrer que le gouvernement laissait six mois à EDF pour apporter la preuve que leur solution fonctionnait », confirme un autre proche du dossier.
Cette concession était censée s’accompagner d’un « dispositif de suivi de la mise en œuvre de la régulation », selon les termes de l’accord. Mais la clause de revoyure, qui devait permettre de faire un bilan au bout de six mois, n’a jamais été déclenchée. Officiellement en raison de la baisse des prix sur les marchés, qui freinait la dynamique de signature de contrats (relire notre brève).
Aucun CAPN signé
Un an plus tard, force est de constater que le schéma dessiné ne remplit pas les objectifs de politique publique. Comme expliqué plus haut, la politique commerciale d’EDF, telle que définie par l’accord, repose en partie sur la conclusion de CAPN « permettant de servir les besoins des industriels électro-intensifs […] avec un volume cible [total] de 40 TWh à terme » – ce volume pouvant être révisé « en fonction des contraintes juridiques et de la demande ».
Elle s’appuie ensuite sur la vente de contrats de moyen terme « sur un volume substantiel de la production » ; sur une offre commerciale spécifique, inspirée des CAPN, ciblant les entreprises électro-sensibles (les entreprises de taille intermédiaire grande consommatrices) ; et enfin, sur la mise en œuvre de la phase deux d’Exeltium (un dispositif liant EDF à un consortium de 28 industriels depuis 2010 et jusqu’en 2034).
Mais ces objectifs sont encore loin d’être atteints. Contacté, EDF revendique toujours la signature de cinq lettres d’intention d’industriels pour des CAPN, pour environ 10 TWh d’électricité. Bien loin des 40 TWh évoqués dans l’accord. EDF ne considère pas, pour sa part, ces 40 TWh comme étant une cible à atteindre, mais comme le volume global de consommation des électro-intensifs. Le groupe estime d’ailleurs plutôt le gisement des CAPN autour d’une vingtaine de TWh.
Il reste qu’aucun contrat n’a pour l’heure été signé. EDF argue auprès de Contexte que les lettres d’intention sont engageantes pour les deux parties et qu’aucun contrat n’a encore été établi pour la seule raison que toute signature déclenche le versement de l’avance en tête. « Les clients veulent payer cette avance en tête le plus tard possible et au plus proche des livraisons », a précisé Marc Benayoun, directeur exécutif d’EDF chargé du pôle clients, lors d’une conférence de presse, le 7 novembre.
Mais un fin connaisseur du dossier apporte une tout autre lecture :
« Aucune entreprise signant une lettre d’intention n’est juridiquement tenue d’acheter les volumes d’électricité. Ces lettres sont non engageantes et il y a forcément une deuxième étape de négociation avant de signer le contrat. »
Attentisme généralisé
Du côté des contrats de moyen terme, EDF a lancé depuis un an la vente de rubans d’électricité à livrer entre 2027 et 2029 – soit quatre ou cinq ans après contractualisation. EDF affirmait, fin 2023, que ces contrats allaient permettre à leurs souscripteurs de bénéficier d’un prix de revient de l’électricité réduit de moitié (relire notre brève). Mais à ce jour, le dispositif ne séduit pas. Selon les données publiques, la dernière enchère ayant trouvé preneur remonte au 7 août 2024.
« Il est logique que les entreprises n’achètent pas de ruban, puisque les prix de marchés se situent actuellement en dessous », poursuit notre précédent interlocuteur. Le 7 novembre, EDF a revendiqué la signature de 3 600 contrats de moyen terme, pour un volume total de 17 TWh.
La même logique attentiste aurait gagné les industriels, face au prix et aux conditions fixées par EDF pour ses CAPN. « Ces contrats restent une affaire dont la solution doit être trouvée par les intéressés. Ça prend du temps, on parle d’engagement de quinze ans », relativise un autre interlocuteur.
Quant aux négociations entourant le lancement de la deuxième phase d’Exeltium, elles sont totalement enlisées, selon plusieurs sources. « Plus le temps passe, plus il y a un risque que le projet ne se fasse pas. On a l’expérience du passé, mais il y a des délais incompressibles de financement, de montage de la structure. Si rien ne se passe d’ici à la fin de 2024, on n’y arrivera pas », alerte Jean-Paul Aghetti, président du consortium.
Vers un nouveau schéma de régulation ?
« Ce champ d’incertitude n’aide pas à la mise en place de la politique commerciale d’EDF. Donc à un moment, elle sera questionnée », s’avance une source, qui ne voit pas le schéma actuel tenir des années, notamment parce qu’il ne protège pas EDF d’une baisse durable des prix.
Alors que le gouvernement s’apprête enfin à établir le bilan de l’exécution de l’accord (relire notre brève), deux choix s’offrent à lui : laisser un nouveau délai à EDF pour prouver que sa politique commerciale remplit les objectifs, ou mettre un nouveau projet de régulation sur le métier. Selon nos informations, cette deuxième option était privilégiée au printemps dernier par Bruno Le Maire et Roland Lescure, qui envisageaient même d’exhumer l’hypothèse CFD. Mais ce projet aurait volé en éclats en raison de la dissolution de l’Assemblée nationale.
Revenir sur l’accord et établir un nouveau modèle nécessiterait de relancer de longues négociations, préviennent plusieurs sources. « On peut tout à fait se poser à nouveau la question du CFD. Mais à combien fixe-t-on le prix pivot ? Que fait-on des revenus captés par l’État [lorsque le prix de vente est au-dessus du prix pivot, ndlr] ? Et surtout, il faudra faire valider le mécanisme à Bruxelles », insiste l’un de nos interlocuteurs, qui rappelle que le dispositif issu de l’accord est « commission-proof ».
Le gouvernement a en effet exigé d’EDF qu’il obtienne le « confort » de Bruxelles. Le groupe était tenu de présenter le détail de ses contrats à la Commission européenne afin que celle-ci confirme – idéalement par écrit – que, sauf à ce qu’elle reçoive des plaintes persistantes, elle n’ouvrirait pas de procédure contre le mécanisme établi. Un objectif pas encore atteint, mais qui relèverait d’une simple formalité, selon une source au sein des pouvoirs publics, qui affirme que les discussions sont bien avancées sur ce point.
Pour l’heure, le gouvernement se dit « attaché à ce que l’accord soit pleinement mis en œuvre et attend le plus grand volontarisme de la part d’EDF et des industriels », dixit le cabinet de la ministre de la Transition écologique, Agnès Pannier-Runacher. Mais en coulisses, beaucoup espèrent que l’exécutif reviendra à un modèle plus régulé.
Article mis à jour le 7 novembre à 15h pour ajouter des données commerciales communiquées par EDF après publication.