Contexte : Le 21 mars, à Bruxelles, se tenait le premier sommet mondial du nucléaire. Qu’en retenez-vous ? Est-ce plus qu’une « victoire symbolique » des partisans de l’atome ?
Luc Rémont : Je ne veux pas raisonner en termes de victoire ou de défaite. C’est une excellente nouvelle de voir un nombre significatif d’États qui se réunissent pour parler de stratégies électriques décarbonées et du besoin de production stable, pilotable. Ils ne sont pas arrivés avec une position idéologique et considèrent que le nucléaire fait partie de la solution.
C’est un pas très significatif par rapport à la dernière décennie, où, à part la Chine, la plupart des autres pays avaient cessé de construire [des centrales nucléaires] à l’échelle industrielle. Il n’y avait jamais eu un discours aussi clair que celui qu’on a entendu au sommet.
Le sommet a montré un certain entrain pour le nucléaire – à la Commission européenne notamment – mais il n’a débouché sur aucun engagement. Qu’est-ce qu’EDF attend, concrètement, de la prochaine Commission ? On parle beaucoup de la nécessité de fonds européens fléchés vers l’atome.
Pour mettre en œuvre pleinement l’objectif de neutralité carbone, il faut que l’on puisse mobiliser des financements au niveau des institutions européennes qui, pour l’instant, ne se sont pas engagées sur la technologie nucléaire.
Un pas important a déjà été fait en 2023 avec l’accord sur le marché européen de l’électricité, qui, pour la première fois, est neutre sur le plan technologique – avec les mêmes règles [de financement par contrat pour la différence, CFD notamment, Ndlr] pour les technologies renouvelables et nucléaires.
EDF a également présenté, le 21 mars, ses scénarios pour la neutralité carbone d’ici à 2050. Comment le cadre réglementaire européen doit-il évoluer pour s’aligner sur ces propositions ?
D’abord, il faut un prix du carbone minimum. Un seuil en dessous duquel on risque d’inciter à « re-carboner ». [Si le prix de la tonne de CO2 est bas, les incitations à la sortie des fossiles sont plus faibles, Ndlr.]
Quel serait ce prix minimum ?
Ce n’est pas à moi de le définir mais, ces dernières semaines, les niveaux de prix du carbone étaient très insuffisants. Si la tendance perdure, elle induira chez les consommateurs – y compris chez les industriels – des choix de consommation qui favorisent le carbone.
Je ne dis pas qu’il faut que l’Europe fixe le prix du carbone, mais il faut pouvoir s’assurer qu’on n’arrivera pas à des prix aberrants pour le CO₂. L’Union est intervenue en 2022 pour juguler un prix de l’électricité très élevé, il est tout aussi légitime qu’elle intervienne si le prix du carbone descend en dessous de ce qui est économiquement rationnel. Il faut arriver à une forme de consensus pour dire qu’entre deux bornes de prix du CO₂, la loi du marché permettra l’essor des bonnes technologies.
Quelles doivent être les autres priorités « énergétiques » du prochain mandat des institutions européennes ?
L’efficacité énergétique doit rester la priorité dans tous les domaines. Il faut aussi développer une vision européenne de l’équilibre du système électrique, car il est de plus en plus soumis à l’instabilité. Absorber cette instabilité, bâtir un système résilient, tout cela nécessite un travail à l’échelle européenne.
Enfin, il faut un vrai indicateur européen pour suivre l’évolution de l’électrification dans l’Union et une stratégie européenne d’électrification. Notre mix énergétique en Europe reste très fortement carboné – les deux tiers du mix étant composés de combustibles fossiles. Des mesures chiffrées sur le niveau d’électrification permettraient de savoir si la trajectoire est la bonne.
Un pays peut-il atteindre la neutralité carbone en 2050 sans nucléaire ?
Non.
Donc l’Allemagne n’y arrivera pas ?
Non. Ou elle devra importer du nucléaire. Les renouvelables dépendent d’une ressource naturelle intermittente. Or les jours, les semaines pendant lesquels il n’y a pas de soleil et pas de vent : comment tient-on sans le nucléaire ?
Et avec de l’hydrogène ?
Peut-être. Le jour où il y en aura. Mais d’ici là il faut créer toute une chaîne d’approvisionnement car, pour l’instant, la solution n’est qu’au stade préindustriel. Pour aller chercher les deux tiers du mix énergétique qui dépendent encore du carbone fossile, toutes les solutions sont les bienvenues. Simplement, il faut aller vers celles que l’on peut déployer à l’échelle industrielle.
En l’état actuel des connaissances économiques et de la maturité industrielle, un pays qui reposerait à 100 % sur les renouvelables serait en réalité totalement dépendant de ses voisins et des importations.
Reste que pour les pays qui font le choix du nucléaire, cela a un coût. Est-ce que développer du nouveau nucléaire est une solution qui est accessible financièrement ?
Oui. Il n’y a pas une seule infrastructure de production d’énergie qui se développe sans une forme de soutien public. Ce n’est pas lié à la rentabilité des actifs, mais à la forme du marché. Les prix sont trop instables pour pouvoir avoir un investissement de long terme. C’est valable pour toutes les technologies et le nucléaire n’est pas une exception.
Les renouvelables se sont développés uniquement grâce au soutien public. Maintenant, il y a des contrats pour la différence [CFD, contrats à prix garantis] et d’autres formes de financement qui évoluent avec le temps. Le nucléaire va suivre la même voie. Dans tous les pays, il va y avoir des instruments qui permettent de soutenir le financement du nucléaire dans la phase de construction.
Le coût du nouveau nucléaire en France est régulièrement réévalué, récemment à 67 milliards d’euros. Dans quelle zone de coût va-t-on atterrir, et où en sont les réflexions sur le financement du programme nucléaire français ?
Pour l’instant, il n’y a pas de coût évalué. Nous sommes dans une phase de développement du projet. On analyse progressivement des briques de coûts mais, pour qu’un projet passe en phase d’exécution, il faut que toutes ses composantes soient évaluées. C’est l’objet du travail en cours.
Au fond, le défi principal du nucléaire aujourd’hui est de repasser à l’échelle industrielle. Si notre parc nucléaire d’aujourd’hui est très performant, c’est notamment parce que pendant trois décennies on a construit à très grande échelle, plusieurs réacteurs par an. C’est ce qui fait la compétitivité du nucléaire français. Nous devons entrer à nouveau dans cette phase, être prêts pour la cadence industrielle.
Évidemment, le montage financier compte aussi dans la performance du produit. Et chacune de ces briques est déterminante pour évaluer le coût global du nucléaire.
Vous avez bien une idée de ce coût total du programme nucléaire français ?
Mais je ne vais pas vous le dire. La vérité, c’est que je refuse d’avoir une idée arrêtée à ce stade parce que ça voudrait dire que je ne vais pas pousser le boulot jusqu’au bout, pour évaluer chacune des briques qui composent le coût.
Est-ce qu’aujourd’hui EDF est capable de démontrer à l’État, son actionnaire, qu’il peut mener de front le nouveau nucléaire en France et ses projets à l’export ?
Ça fait partie des questions légitimes qu’EDF et son actionnaire doivent se poser. Ma réponse est celle d’un industriel : dans l’industrie, plus on fait, mieux on fait.
L’industrie nucléaire est complexe, mais elle est assez prévisible. Nous sommes en train d’assister à une relance du nucléaire en Europe, dont on sait qu’elle va nous occuper pour quinze, vingt, trente ans. On a la faculté et le temps de nous organiser pour répondre à la demande.
Pour me rassurer face aux défis, je regarde ce qu’ont fait nos anciens. Au milieu des années 1970, ils devaient livrer des dizaines de centrales nucléaires en quelques années sans savoir ce qu’était une chaîne d’approvisionnement industrielle du nucléaire. Ils ont finalement construit 56 réacteurs en vingt ans.
Je ne dis pas qu’on sera aussi bon qu’eux, ce serait très osé de dire que nous avons cette ambition quand les anciens avaient une cadence de cinq réacteurs connectés au réseau par an. Notre ambition, à l’échelle européenne, est de livrer deux réacteurs par an [après 2030]. Le tout dans une industrie mature et avec des réacteurs que nous connaissons. Je pense que c’est un défi que l’on peut relever.
L’accord post-Arenh signé entre EDF et l’État en novembre prévoyait une clause de revoyure fixée dans un mois. Est-il encore viable pour EDF, y compris sur les seuils de taxation ?
Oui, bien sûr. On a vu une évolution positive pour nos clients, notre marché car, entre-temps, les prix de l’électricité ont baissé rapidement. L’objectif principal de cet accord, qui était de proposer de l’électricité de moyen terme à des prix compétitifs, devrait être rempli. Des contrats en ce sens commencent à prendre forme. Donc oui, l’accord est plus que jamais d’actualité.