« Moi, j’ai besoin du nucléaire. »
Au détour de son entretien à Brut le 4 décembre 2020, Emmanuel Macron livrait un vibrant plaidoyer en faveur de cette énergie.
Quatre jours plus tard, le chef de l’État réitérait l’exercice au Creusot, haut lieu de la métallurgie nucléaire française, sans pour autant faire d’annonce substantielle à court ou moyen terme.
Déclarations d’amour
Pourquoi deux déclarations d’amour aussi rapprochées sur un sujet à propos duquel le président s’exprime peu depuis le début du quinquennat ?
Car même si l’État étudie le lancement de nouveaux réacteurs, à grand renfort d’argent public comme l’a révélé Contexte, toute future décision est suspendue à l’hypothétique mise en service de l’EPR de Flamanville, aujourd’hui prévue en 2023.
Rassurer la filière
Pour le chef de l’État, il s’agit de rassurer le secteur nucléaire, alors que doit paraître un rapport pouvant être perçu comme contredisant cette stratégie. Contexte s’en est procuré la synthèse de quatorze pages, adressée au gouvernement, et dont l’exécutif a « fait l’examen d’une revue transitoire [le 8 décembre] en conseil de défense » écologique, selon Emmanuel Macron, toujours au Creusot.
Réalisé conjointement par le gestionnaire du Réseau de transport d’électricité (RTE) et l’Agence internationale de l’énergie (AIE), le document conclut qu’un mix électrique décarboné fondé sur des parts très élevées de renouvelables est techniquement réalisable en 2050.
Précédents
Certes, la conclusion n’est pas nouvelle. L’Ademe est le premier acteur institutionnel à avoir osé ouvrir la voie en 2015, suscitant l’ire de « l’État actionnaire » d’EDF. L’agence avait dû attendre de longs mois avant d’obtenir le feu vert du gouvernement pour publier son étude, et a réitéré depuis.
Depuis, RTE, ex-filiale à 100 % d’EDF, qui reste actionnaire de référence, a imaginé des futurs électriques autres que nucléaires (relire notre article), suivi par la propre administration du ministère de la Transition écologique (relire notre article).
Mais ce rapport se distingue des précédents, car il est endossé par l’AIE, basée à Paris, gardienne du temple de l’orthodoxie énergétique. Et dont le patron, l’économiste turc Fatih Birol, répète à l’envi que le nucléaire est essentiel au mix électrique du futur (relire notre article).
Légitimité
Le choix du ministère de la Transition écologique d’associer l’AIE à cette étude vise justement à couper court à tout procès en légitimité, et à limiter la portée des contre-attaques. L’enjeu : donner un caractère international à l’étude pour éviter un débat franco-français, où EDF « nucléaire » serait opposée à RTE « renouvelables ».
Car, selon nos informations, ce rapport est d’abord le fruit d’une colère de l’ex-ministre de la Transition écologique, et alors solidaire, Élisabeth Borne.
En octobre 2019, le P-DG d’EDF, Jean-Bernard Lévy, déclare que la neutralité climatique de la France en 2050 ne pourra pas être atteinte sans construire de nouveaux réacteurs :
« Personne ne pense qu’on puisse l’assurer sur le plan du système énergétique uniquement avec des renouvelables et du stockage. Donc il faudra de nouvelles centrales nucléaires. »
La ministre « s’est mise en colère et a dit “on va leur montrer que nous décidons” », confie un très bon connaisseur du dossier.
Déjà dans les tuyaux, comme en atteste la première version de la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE), où elle est timidement mentionnée (p. 146), l’étude prend une envergure nouvelle et est explicitement mentionnée dans la version finale de la PPE (p. 164).
« Espace de faisabilité »
Pour finir, la synthèse du rapport à laquelle Contexte a eu accès conclut qu’un mix électrique décarboné et renouvelables est possible.
« Il y a un espace de faisabilité », résume un observateur. « Il n’est pas simple, mais il existe, et est conditionné par le fait de valider un certain nombre de jalons. »
Selon la note, « quatre ensembles de conditions strictes […] devront être remplis pour assurer, sur le plan technique, l’intégration en toute sécurité de très grandes parts d’énergies renouvelables dans un système électrique large comme celui de la France » (voir ci-contre*).
Il s’agit de stabiliser le système, de sécuriser l’alimentation électrique, de redimensionner les réserves opérationnelles et de développer les réseaux d’électricité au-delà de 2030, « tant au niveau du transport que de la distribution ».
*Les défis techniques d’un mix électrique reposant sur de grandes parts de renouvelables :
— la stabilité du système : « Il existe un consensus scientifique sur l’existence de solutions technologiques permettant de [la] maintenir sans production conventionnelle. » L’actuelle stabilité du réseau « repose sur les rotors des alternateurs des centrales électriques conventionnelles qui tournent ensemble à la même fréquence ». Avec un mix « renouvelable », « des difficultés spécifiques pourraient concerner les systèmes comportant une part importante de photovoltaïque distribué. » Il s’agit désormais de « poursuivre les projets de R&D » et de « lancer des démonstrateurs et des projets pilotes » ;
— la sécurité d’alimentation : elle « peut être garantie même dans un système reposant en majorité sur des énergies à profil de production variable comme l’éolien et le photovoltaïque, si les sources de flexibilité sont développées de manière importante », comme « le pilotage de la demande, le stockage à grande échelle, les centrales de pointe et la fluidification des échanges par les réseaux de transport » ;
— les réserves opérationnelles : dimensionnés « pour couvrir les aléas pouvant affecter la production, la consommation et la capacité de transit sur les lignes électriques », leur type et leur volume « sont appelés à évoluer, car la nature de la production et la structure de la consommation changent » ;
— le développement des réseaux : « une extension, un renforcement et une restructuration en profondeur du réseau seront nécessaires pour atteindre des parts élevées de renouvelables ».
Huit scénarios à l’automne 2021
La synthèse prévient :
« Le rapport n’examine pas la question de savoir si ces scénarios sont socialement souhaitables ou attrayants ni celle de leur coût et de leur viabilité financière. »
Mais c’est sur la base de cette étude-cadre que RTE finalisera d’ici à l’automne 2021 huit scénarios de mix électrique, permettant de tenir la neutralité carbone 2050, sous l’angle technique, économique, environnemental et sociétal.
Nucléaire au mieux en stagnation
Le scénario le plus ambitieux pour le nucléaire parvient à une part de 50 % en 2050. Donc en stagnation pendant quinze ans, puisque la France s’est fixé d’atteindre cette part du nucléaire dans son mix électrique en 2035. Ce seul maintien implique un « effort très important » de « renouvellement accéléré du parc ».
Maintenir une part de nucléaire moindre, à 30-35 % en 2050, implique de construire douze à seize EPR. En construire six à dix aboutit à une part de nucléaire de 20-25 %. Pour l’heure, l’État et EDF scénarisent la mise en service de six EPR entre 2035 et 2044 (relire notre article).
A contrario, trois scénarios « renouvelables sans nouveau nucléaire » reposent, eux, sur un mix électrique reposant à 85 % sur les renouvelables, et à 15 % de nucléaire. Et le quatrième sur un mix 100 % renouvelables.
R&D du futur
Sans être prescriptifs, ces éléments peuvent se lire comme un programme de R&D électrique du futur. Leur publication, prévue en janvier 2021 pour l’étude RTE-AIE, puis à l’automne pour les scénarios de RTE, coïncide avec le programme de travail, requis par la PPE, que doit élaborer le gouvernement avec la filière d’ici à la mi-2021 pour permettre de décider, ou non, de la construction de trois paires d’EPR.
« EDF en a vraiment peur, sous l’angle : “si c’est possible, alors les gens vont se dire que c’est souhaitable” », témoigne un connaisseur du secteur. « La filière aurait clairement voulu un message d’impossibilité. »