« On n’a jamais vu le terrain aussi mobilisé ». En conférence de presse, ce 13 novembre, les présidents de Jeunes Agriculteurs et de la FNSEA annoncent la reprise des mobilisations à partir du lundi 18 novembre, avec l’objectif de poursuivre jusqu’à la mi-décembre.
La première phase, expliquent les syndicalistes, sera consacrée à « l’Europe passoire ». Les agriculteurs sortiront symboliquement leurs tracteurs sur les « ronds-points de l’Europe » et les « boulevards Schuman » pour dénoncer le traité sur le Mercosur, susceptible d’être signé cette semaine au G20 entre l’Union européenne et plusieurs géants agricoles d’Amérique latine à Rio de Janeiro ou début décembre. Les deux autres phases de manifestations annoncées par le syndicat, peu encore détaillées, devraient concerner la compétitivité, puis le revenu.
« Nous aurons une liste précise de ce que nous avons obtenu et de ce que nous viendrons chercher », assure Arnaud Rousseau en conférence de presse le 13 novembre.
La première phase devrait être assez longue. Lors du dernier congrès de la FNSEA, en mars 2024 à Dunkerque, Arnaud Rousseau a lui-même salué « des avancées inespérées » à la suite des mobilisations du mois de janvier précédent. Emmanuel Macron avait demandé « quatre ou cinq mesures » aux agriculteurs qui lui en avaient transmis 122, avant d’en obtenir 66.
Principal motif de satisfaction du côté syndical : l’assouplissement de la conditionnalité des aides européennes, notamment sur les rotations et les prairies. « Les autres syndicats européens n’ont pas obtenu la même chose que les Français », saluait auprès de Contexte l’ex-présidente de la FNSEA Christiane Lambert, alors à la tête du Copa-Cogeca, fédération européenne de syndicats agricoles.
Cadeaux fiscaux
À cette victoire inédite ont été ajoutés plusieurs cadeaux fiscaux concernant les terres agricoles ou les salariés, la révision du calcul des retraites agricoles, et des assouplissements en matière de réglementation environnementale sur les bâtiments d’élevages ou les retenues d’eau. « Rarement, de mémoire de syndicaliste, autant de sujets ont été ouverts aussi vite », avait alors salué Arnaud Rousseau face à ses troupes.
Mais les cadeaux ont tardé à se concrétiser. « La dissolution, les deux mois sans gouvernement, les affaires courantes ont retardé l’arrivée des promesses de l’hiver dernier, dans les cours de ferme », souligne un membre de la FNSEA. La même source rappelle que la crise sanitaire de la fièvre catarrhale ovine (FCO) s’est ajoutée au nombre des dossiers, et qu’il aura fallu attendre le 6 novembre, pour ouvrir le fonds d’urgence de 75 millions d’euros, initialement consacré à la fièvre catarrhale ovine de sérotype 3 (FCO3), aux cas de FCO8. Au 14 novembre, les préfets n’avaient pas non plus reçu la circulaire sur le contrôle unique promise lors du déplacement de la ministre de l’agriculture en Essonne. À la veille des manifestations, la ministre de l’Agriculture a d’ailleurs fait parvenir une lettre aux députés, que Contexte publie, pour justifier son action politique envers le monde agricole.
« Il faut laisser le temps que les mesures arrivent sur le terrain », a imploré Annie Genevard au micro de TF1 le 12 novembre.
Friture sur la ligne entre les élus et leur base
Bien que personne ne s’y soit opposé, certains membres du syndicat majoritaire auraient préféré consolider les acquis avant de relancer la mobilisation, considérant que sortir les tracteurs « ne peut pas être la réponse à tout ».
« Les agriculteurs ne voient pas toujours les résultats des négociations », confie un membre de la FNSEA. À la tête d’une branche régionale, un autre élu regrette également la difficulté à faire passer ces messages à une base souvent focalisée sur des gains immédiats.
L’état-major semble aussi en difficulté pour traduire la colère qui continue de gronder en message politique. Le revenu, qui semblait être il y a quelques mois le premier motif de colère, a semblé passer au second plan derrière le Mercosur durant la conférence de presse du 13 novembre. Arnaud Rousseau a bien souligné la nécessité d’une application plus rigoureuse de la construction du prix sur la base des coûts de production. Mais les critiques sont restées rares contre les industriels comme Lactalis ou les distributeurs comme Leclerc, hier encore accusés d’être responsables des difficultés économiques des exploitations.
Chambres : la guerre des tranchées
Si les revendications semblent multiples et parfois floues, c’est sans doute que l’enjeu est désormais ailleurs. Alors que les élections professionnelles approchent, la FNSEA pourrait perdre jusqu’à 19 chambres au profit de la Coordination rurale. Un chiffre avancé par plusieurs spécialistes selon les ressentis sur le terrain. Ces pertes se concentreraient principalement dans le Sud-Ouest et dans le Finistère, deux bastions historiques du syndicat. « Arnaud joue tout à ces élections », confirme un acteur de l’agro-industrie au Salon international de l’alimentation. L’enjeu est d’abord financier : la FNSEA doit dépasser largement la barre des 50 % pour conserver ses 12 millions d’euros de financements.
À en croire plusieurs sources, le sujet tend les négociations depuis le début de la crise et les premières discussions avec le gouvernement entre fin 2023 et le début de l’année 2024. « Les élections n’ont pas nécessairement et clairement été évoquées, mais tout le monde savait que c’était dans l’air », confirme une source qui a assisté aux négociations entre le gouvernement et les syndicats.
La FNSEA refuse d’admettre que les manifestations ont un lien quelconque avec ces élections. Pourtant, une banderole électorale s’affiche fièrement à l’accueil de son siège rue de la Baume. Et sur Facebook, le compte des JA de l’Oise, tout comme ceux des FDSEA de Haute-Garonne, de Lozère, du Lot ou encore d’Ille-et-Vilaine entremêlent tous les publications encourageant à voter pour les élections aux chambres, et celles consacrées aux mobilisations. Dans cette drôle de campagne qui ne dit pas son nom, la stratégie est bien redescendue à l’échelle départementale pour mieux conquérir les électeurs.
Des tensions au sein de la base
Pour ces batailles plus régionales, le style Rousseau ne semble pas au service de fédérations en danger, qui affrontent une Coordination rurale très remontée. Le contraste est saisissant : alors que le syndicat challenger appelle à bloquer les supermarchés, le patron de la FNSEA a indiqué, en conférence de presse, avoir discuté récemment avec Michel-Édouard Leclerc, Thierry Cotillard et autres responsables de la grande distribution pour échanger sur la construction des prix.
Dès les premières manifestations contre la fin de l’exonération de taxe sur le gazole non routier (GNR) à la fin de l’année 2023, le patron de la FNSEA serait, pour sa base, resté trop fidèle à cette image de grand céréalier et de capitaine d’industrie, dans laquelle des petits exploitants peinent à se reconnaître.
Alors que le gouvernement souhaitait supprimer cette aide de 1,7 milliard d’euros à l’achat de carburant dans le projet de loi de finances 2024, Arnaud Rousseau et Arnaud Gaillot, alors président des Jeunes Agriculteurs, avaient négocié une réduction progressive compensée par des avantages fiscaux. Mais l’approche n’a pas convaincu tout le monde. « Les éleveurs d’Occitanie, comme Jérôme Bayle qui a lancé le premier barrage, se sont sentis oubliés, car cet accord bénéficiait surtout aux grandes exploitations », rapporte une source gouvernementale.
Un député partage ces interrogations sur les réels gagnants des tractations du syndicat majoritaire. Le pacte Dutreil pour les transmissions, illustre-t-il, profiterait aussi davantage « à des familles viticoles bien installées » qu’à l’ensemble du secteur agricole.
Le tabou du revenu
Dans ce contexte délicat, la revendication contre le Mercosur est un choix stratégique habile. Le traité commercial rassemble d’abord facilement contre lui toutes les productions, tous les types d’exploitations et tous les territoires. Mais il permet aussi « de détourner l’attention d’autres acteurs, comme le gouvernement », analyse une source gouvernementale. En montrant du doigt Bruxelles, le syndicat peut épargner un gouvernement français qui lui a déjà beaucoup concédé, et conserver des relations cordiales avec le secteur privé à la veille des négociations commerciales.
Durant la mobilisation qui s’ouvre, Arnaud Rousseau devra donc conserver cet équilibre subtil. Resserrer les rangs autour d’enjeux consensuels et d’une position musclée, tout en maintenant ses liens avec les institutions prêtes à concéder beaucoup. Le regard bienveillant d’Annie Genevard sur la proposition de loi du sénateur Républicain Duplomb, largement inspirée du texte « Entreprendre en agriculture » présenté par le syndicat majoritaire le 29 août, montre que le syndicat pourrait encore obtenir quelques assouplissements des réglementations environnementales.
« Simplifier les démarches, c’est un pansement, mais cela ne résout pas le mal-être culturel de cette profession », estime Stéphane Le Foll, ancien ministre de l’Agriculture.
Au-delà de ces symboles, difficile de savoir quelles mesures le syndicat pourra exiger pour éteindre structurellement la colère.
« Les problématiques majeures du secteur agricole, comme la taille des exploitations et le coût du travail, restent souvent en arrière-plan », juge un conseiller ministériel.
Alors qu’une loi sur le revenu agricole ne semble plus d’actualité, difficile de savoir également ce que le syndicat majoritaire pourra gagner sur ce sujet qui reste au cœur des colères des exploitants.