Article modifié le 22 décembre, à 17h43.
Jeudi 17 novembre 2022, une salle de conférences de la Maison de la Chimie se remplit. Ce haut lieu du lobbying parisien situé à deux pas de l’Assemblée nationale accueille ce matin-là environ 200 personnes venues assister au colloque d’une association pronucléaire âgée d’à peine deux ans et demi : le Cercle d’étude réalités écologiques et mix énergétique (Cérémé).
À la tribune, son président, le polytechnicien, fondateur et président non exécutif du fonds d’investissement Astorg, Xavier Moreno, le reconnaît d’emblée : la génération d’ingénieurs à laquelle il appartient et qui a connu l’âge d’or de la filière nucléaire dans les années 1970 – 1980 est « surreprésentée » dans la salle.
La liste des intervenants est à l’image de l’assemblée, avec entre autres l’ancien directeur exécutif du groupe EDF et administrateur du Cérémé Hervé Machenaud, le président d’Assystem Jean-Louis Ricaud, passé notamment par les prédécesseurs d’Areva (Cogema et Transnucléaire), et surtout l’ancien président de l’Assemblée nationale, Bernard Accoyer. Retraité de la vie politique, ce dernier a créé en septembre 2020, quelques mois après la naissance du Cérémé, un organisme ami : l’Association de défense du patrimoine nucléaire et du climat (PNC France), dont l’ancien PDG d’Airbus et de la SNCF, Louis Gallois, préside le conseil d’orientation.
« Décisions qui défient la logique »
Devant ce parterre de gens expérimentés, bien déterminés à faire entendre leur voix dans le débat sur l’avenir énergétique de la France, Xavier Moreno dispense son analyse de la situation énergétique du pays, dans un contexte marqué selon lui par des « décisions qui défient la logique ».
Dans le viseur du Cérémé notamment, la décision prise pendant le quinquennat Hollande d’abaisser la part du nucléaire dans le mix énergétique et de développer les énergies renouvelables. Selon l’association, l’administration serait, depuis, acquise à la cause des énergies renouvelables, au détriment du nucléaire.
« Nous n’avons pas le sentiment quand nous voyons aujourd’hui les prises de position de l’administration en charge de l’énergie qu’elles respectent un équilibre et qu’elles ne correspondent pas à un certain parti pris […] dans des proportions à notre avis inquiétantes », juge Xavier Moreno.
Pourtant auteur d’un travail reconnu par le Cérémé, RTE en prend aussi pour son grade. Pour Xavier Moreno, le gestionnaire de réseau de transport a produit, dans le cadre de ses travaux de prospective 2050 présentés un an plus tôt, « un rapport dans lequel les informations figurent, mais dont la présentation est complètement orientée pour tromper l’opinion publique ». Il reproche à RTE d’avoir jugé faisables techniquement des scénarios à faible part de nucléaire, allant même jusqu’à 100 % de renouvelables.
Arrondir les angles
Car l’ADN du Cérémé, qui se définit lui-même comme un think tank, est antirenouvelables, avant même d’être pronucléaire. Du moins l’a-t-il été fortement, à ses débuts.
Le colloque organisé un an plus tôt, à l’Assemblée nationale cette fois-ci, témoigne de cette orientation. Contexte avait alors pu consulter une brochure anti-éoliennes, intitulée « 25 questions à se poser sur l’éolien » distribuée à l’entrée de la salle Victor-Hugo, et assister au gré des tables rondes à de nombreuses prises de parole anti-« énergies renouvelables intermittentes (ENRI) », et entendre de virulentes critiques de la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE), qualifiée de « sournoise, bourrée de contradictions, manipulatrice, voire intellectuellement malhonnête », ou encore d’« extrêmement dangereuse », par Jean-Louis Ricaud notamment.
Pour l’édition 2022 du colloque, le ton s’est un peu adouci. Même les personnalités invitées à participer aux tables rondes représentent des points de vue un peu plus divers. Le député Liot Jean-Félix Acquaviva, son ex-collègue LRM Laurianne Rossi, ou encore une représentante syndicale d’EDF Virginie Neumayer (CGT) participent par exemple à la première table ronde.
D’autres personnalités plus clivantes et invitées à s’exprimer lors de l’événement de 2021 sont présentes ce 17 novembre, mais assistent aux échanges depuis la salle. C’est le cas du conseiller municipal de Versailles Fabien Bouglé, qui se définit comme « lanceur d’alerte » anti-éolien.
Une stratégie de polissage du discours assumée par le Cérémé. « Nous avons appris de nos erreurs mais ça n’a pas changé nos convictions. Si on veut trouver un consensus, il faut porter des positions nuancées », affirme Xavier Moreno à Contexte.
Leur objectif est bien de peser et, pour cela, le Cérémé et le PNC France déploient beaucoup d’énergie.
Dans les médias d’abord, où leurs représentants sont très actifs. Auteur de « Une affaire d’État – La tentative du sabordage du nucléaire français » sorti début 2022, le président du PNC-France Bernard Accoyer et son compère Louis Gallois multiplient les tribunes et les passages en télévision et en radio (ici, ici, ici ou encore là). Le Cérémé, quant à lui, s’est récemment offert, entre autres, un supplément de six pages sur l’énergie dans Paris Match.
Influencer le débat parlementaire
Les deux associations mènent également des actions de lobbying plus classiques, et sont enregistrées à ce titre auprès de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP). Si l’association de Bernard Accoyer déclare des dépenses modestes, le think tank de Xavier Moreno, qui n’hésite pas à mettre la main à la poche, consacre des moyens importants à ses actions de représentation d’intérêts. Il a par exemple dépensé entre 300 000 et 400 000 euros en 2020. Dans leur galaxie figurent d’autres associations comme Les Voix du nucléaire, elle aussi enregistrée auprès de la HATVP, et dont la présidente Myrto Tripathi a été déléguée générale du Cérémé.
Dernier coup en date de l’association de Xavier Moreno : la publication en novembre d’une étude sur « la distance minimale entre habitations et éoliennes », assortie d’une cartographie interactive qui propose notamment un outil permettant de calculer l’éloignement de son logement du parc le plus proche.
Le sujet a pris toute sa place à l’Assemblée nationale, lors de l’examen du projet de loi sur les énergies renouvelables, début décembre en séance publique. Sur les 3 000 amendements, environ 700 portaient sur cette question, selon le rapporteur Pierre Cazeneuve (Renaissance). La position du Cérémé, qui recommande une distance minimale de 1 500 mètres entre habitation et éolienne, contre 500 mètres actuellement, et dont l’étude ne précise pas l’impact sur le développement de la filière, a été reprise dans plusieurs amendements, non sourcés.
Un amendement du groupe Liot est sourcé Cérémé. Il porte sur les communautés de production d’énergie renouvelable.
De son côté, le PNC-France s’est fendu d’un courrier aux parlementaires après la trève estivale pour les inviter à doter la France d’un plan énergie climat ambitieux « sur le long terme » pour toute la filière nucléaire, des EPR2 aux petits réacteurs modulaires (SMR), en passant par le projet de stockage de déchets radioactifs Cigéo et le nucléaire de quatrième génération.
« Ils ont pas mal ennuyé EDF »
L’émergence des deux associations dans le débat n’est pas passée inaperçue dans le secteur de l’énergie. « Ils arrivent à se faire inviter un peu partout, ils écrivent à tout le monde », témoigne un représentant d’intérêts.
Plusieurs personnes interrogées par Contexte les ont côtoyées lors de la concertation organisée par RTE autour de ses « futurs énergétiques 2050 », dévoilés en novembre 2021.
Dans sa contribution à l’élaboration des scénarios prospectifs du gestionnaire de réseau, le Cérémé demandait par exemple que des scénarios de production électrique à l’horizon 2050 « dans lesquels la part du nucléaire serait supérieure à 50 %, jusqu’à 70 % ou 80 % de la production électrique, [soient] pris également en considération ». Alors même que la filière elle-même s’est dite incapable d’aller au-delà de 50 %, comme l’a martelé plusieurs fois RTE.
Un participant aux réunions se souvient des débats. « Ils ont pas mal ennuyé EDF, qui a déjà d’autres déboires, en les taxant de défaitistes. Ils les ont mis dans une position délicate. C’est sûr que quand on voit le graphique [dans les scénarios de RTE] qui compare les programmes de construction des années 1970 – 1980 au projet EPR2, c’est assez humiliant pour EDF. »
Frustré que les travaux du gestionnaire n’aillent pas assez loin dans l’exploration de scénarios de production plus nucléaristes, le Cérémé a commandé une étude au cabinet de conseil européen Roland Berger. Parue en avril 2022, elle propose d’aller beaucoup plus loin que le scénario N03 de RTE, le plus volontariste en développement de nouvelles capacités nucléaires.
Le scénario du Cérémé, baptisé « N4 », table sur la mise en service de 24 EPR2 d’ici à 2050 et sur la prolongation du parc nucléaire actuel jusqu’à 70 ans, contre respectivement 14 EPR2 et 60 ans dans le scénario N03 de RTE.
Des « postures » qui « valorisent » les positions plus raisonnables
Pour un observateur, ces positionnements sont « extrémistes et pas réalistes » sur le nucléaire et les ENR. « On s’éloigne du bon sens, du pragmatisme. » Un député de la majorité va plus loin : « Leurs positions correspondent à une forme de climatoscepticisme. Ils alimentent beaucoup les positions d’extrême droite qui peuvent s’appuyer sur leurs travaux. »
Selon l’un de ses anciens collègues à l’Assemblée, « ces gens ont vécu une époque où le plan Messmer s’est géré par un coup de téléphone, avec des commandes de X réacteurs par an. C’est la politique à la papa d’il y a quarante ans, ça ne fonctionne plus comme ça ».
Une autre personne estime quant à elle que « les options du Cérémé avec beaucoup de nucléaire sont une réponse au scénario de Négawatt ». Selon ce professionnel de la filière électrique, les travaux du think tank de Xavier Moreno, et ceux de l’institut Négawatt qui a publié en octobre 2021 son scénario de transition énergétique pour la France, qui vise à atteindre la neutralité carbone à horizon 2050, partagent le même « niveau d’impossibilité », même s'il estime qu'« à la manière de Greenpeace, ils contribuent à faire bouger les choses ».
Pour un autre participant à la concertation de RTE, ce type de « postures » a permis de « valoriser » les positions « plus raisonnables » sur l’atome dans le cadre de cette concertation.
« Ils ont participé du bruit de fond, qui a permis de rendre la relance du nucléaire, annoncée par Emmanuel Macron à Belfort en février, plus compatible avec le discours ambiant. Le sujet est rentré dans le paysage », synthétise un ancien parlementaire interrogé par Contexte (relire notre article).
Le Cérémé, quant à lui, se pense un peu plus important qu’un simple « bruit de fond ». Xavier Moreno, qui n’hésite pas à mettre à profit son carnet d’adresses fourni, affirme par exemple avoir été reçu à l’Élysée.
« J’avais l’impression que la pièce était sur la tranche, et qu’il suffisait de souffler dessus pour la faire tomber du bon côté », précise celui qui s’interroge néanmoins, en toute modestie, sur le poids réel du Cérémé.